LE
TRANSFERT DE FREUD A LACAN ET RETOUR
I.
Le transfert est conçu par Freud, dès le départ, comme
une résistance à la cure analytique, résistance qui
prit la forme de l’amour. On a l’habitude de dire que la première
occurrence du terme on la retrouve dans la Traumdeutung, L’interprétation
des rêves, mais le phénomène est présent, bien
entendu, dès le départ de l’activité clinique de Freud.
Autrement dit, l’attachement du patient à la personne de l’analyste.
En effet, depuis les Etudes sur l’hystérie, à savoir les
premiers cas analysés par Freud, on trouve des perles comme celle-ci
: « Chez une des mes patientes, un certain symptôme hystérique
tirait son origine du désir éprouvé longtemps auparavant,
mais aussitôt rejeté dans l’inconscient, de voir l’homme avec
qui elle avait conversé, la serrer affectueusement dans ses bras
et lui soustraire un baiser. Or, il advient, à la fin d’une séance,
qu’un désir semblable surgit chez la malade par rapport à
ma personne ; elle en est épouvantée, passe une nuit blanche
et, à la séance suivante où, cependant, elle ne refuse
pas de se laisser traiter, le procédé reste entièrement
inopérant ». Donc, la patiente ne refuse pas « consciemment
» d’être traitée, elle est « compliante »,
comme on dit aujourd’hui, mais le procédé ne marche pas pour
autant. Ce n’est qu’après qu’elle ait avoué à Freud
la pensée qu’elle a eue le concernant, que le traitement a pu continuer.
Ce serait la mauvaise nouvelle, le fait que le transfert devienne une résistance,
un obstacle à la cure analytique ou au traitement psychothérapique.
Par contre, la bonne nouvelle, si bonne nouvelle il y a, ce serait qu’il
suffirait parfois de parler de ce transfert – j’utilise là le mot
transfert comme le fait Freud à cette époque, à savoir
comme un phénomène qui se produit dans la cure et non pas
encore comme un « concept » - il suffirait parfois de parler
de ce transfert pour apaiser l’affect concomitant. Mais l’apaiser comment
? Regardez bien comment car ceci impliquait déjà tout
un maniement technique repéré par Lacan depuis ses premiers
séminaires : c’est en indiquant au patient que l’amour de transfert
n’était qu’un déplacement d’un autre amour, lui-même
refoulé. Autant dire qu’à aucun moment Freud ne pense, en
tout cas dans ce cas rapporté, qu’il est lui-même l’objet
de cet amour. Sans ce geste de Freud, la psychanalyse n’aurait probablement
jamais existée. Comparez ce geste de Freud avec l’accident de Jung
face à la belle et intelligente Sabine Spielrein. Voyez comment
peut finir un amour de transfert – elle est tombée enceinte de Jung…pas
qu’à cause du transfert, bien entendu.
II.
Rien que cet antécédent freudien, à savoir le tact
dont il fait preuve, et le désir qu’il y ait de l’analyse, le fait
que Freud répond à cette patiente en indiquant que le transfert
produit pendant cette cure vient d’ailleurs, aurait dû déjà
alerter les partisans de l’analyse comme d’un traitement du « ici
et maintenant ». Pour qui le conflit psychique, quel qu’il soit son
origine, doit être traité et résolu dans le tête
à tête thérapeutique, ce qui a sans doute produit quelques
dégâts. Ainsi, dans un premier temps, Freud constate
que le « phénomène du transfert » n’est qu’une
conséquence imaginaire (pour utiliser un terme qui n’est pas freudien)
déterminée symboliquement (pour utiliser un autre terme qui
n’est pas freudien non plus) ailleurs – ailleurs en tout cas que dans la
relation thérapeutique elle-même.
III.
Pour le dire autrement, c’est l’inconscient qui est à l’origine
du transfert, de même que de la résistance qu’il implique.
Ceci va pousser Freud à développer l’idée suivante
: puisque le transfert vient de l’inconscient, il ne peut que répéter
ce qu’il y a déjà dans l’inconscient. Freud précise
ceci : « N’oublions pas que tout individu (…) possède une
manière déterminée de vivre sa vie amoureuse (…) on
obtient ainsi une sorte de cliché qui, au cours de l’existence,
se répète plusieurs fois ». Freud consolide le concept
de transfert autour d’une certaine conception de l’amour : un amour actuel,
le transfert, n’est que la répétition d’un amour plus ancien,
refoulé. Le transfert est ainsi lié essentiellement à
la répétition. C’est dans l’amour de transfert qu’on répète
– et inversement, on ne peut que répéter chaque fois qu’on
tombe amoureux de quelqu’un, puisque c’est déjà inscrit,
ce sont des clichés déjà préformés chez
le sujet. Bref : le transfert est lié à l’amour et cet amour,
en tant que répétition, est lié à l’Œdipe.
Et c’est en renvoyant l’analysant à son amour refoulé pour
ses parents qu’on parvient à avancer dans la cure et à dénouer
ce transfert devenu une résistance.
IV.
Il est vrai que cette perspective laisse à désirer, mais
elle a l’avantage, je le redis, de ne pas réduire le transfert au
premier plan de la cure – c’est-à-dire qu’elle a l’avantage, cette
conception, de distinguer le phénomène de transfert de sa
cause, que Freud suppose inconsciente. Pour Freud, le transfert est répétition.
Mais c’est là où lui-même se pose une question décisive
quant à l’avenir de la question du transfert. Voici la question
: « l’amour qui devient manifeste dans le transfert ne mérite-t-il
pas d’être considéré comme un amour véritable
? ». On voit qu’il pousse jusqu’au bout l’idée du transfert
comme phénomène. Freud nous surprend avec sa réponse
lapidaire : « Rien ne nous permet de dénier à l’état
amoureux qui apparaît au cours de l’analyse, le caractère
d’un amour véritable ». Lacan, comme on le sait, ira encore
plus loin en argumentant que c’est l’amour qu’imite le transfert et non
l’inverse – et c’est là où Lacan intervient et produit une
certaine rupture avec Freud en poussant ledit raisonnement jusqu’à
ces derniers retranchements.
V.
Lacan opère donc une coupure. D’abord il a suivi Freud à
la lettre, il a été plus freudien que Freud. En 1964, il
distingue le transfert de la répétition. Il a attendu jusqu’à
cette date car au début il était du même avis que les
autres psychanalystes : le transfert implique une répétition
– et inversement, la répétition se manifeste par le biais
du transfert. Prenons, par exemple, son premier texte sur le transfert,
« Intervention sur le transfert », de 1951. A l’instar
de Freud, Lacan définit le transfert comme étant, je cite,
« les modes permanents qu’a un sujet de constituer ses objets ».
On voit bien qu’il s’agit des modes permanents, c’est-à-dire de
quelque chose qui est toujours prête à se répéter
– ajoutons, « indépendamment des interlocuteurs ». Souvent,
il suffit de rencontrer certaines circonstances propices, comme c’est le
cas de l’expérience analytique. C’est d’ailleurs ce qui a fait dire
à Lacan que le seul fait que le transfert existe c’est déjà
une objection à l’intersubjectivité : puisque, dans certaines
conditions, le premier venu fait l’affaire : il ne s’agit donc pas de deux
subjectivités qui échangent leur subjectivité. Il
suffit parfois de rencontrer certaines circonstances propices pour enclencher
la machine du transfert – que ce soit dans le sens de la haine comme celui
de l’amour. Avec cet inconvénient que l’on connaît, comme
le rappelle Lacan, que les sentiments de haine sont facilement repérables,
tandis que ceux de l’amour on a plus du mal à les détecter.
Tellement nous sommes habitués à vivre dans un monde particulièrement
aimable. Ce qui a fait dire à Lacan que « la psychanalyse
est le seul métier où le charme pose un problème ».
VI.
Lacan dira même que pour être psychanalyste, il ne faut pas
être ni particulièrement aimable ni trop beau. Ni beau, ni
aimable. Je dois avouer qu’en lisant cela j’ai compris que j’ai été
comme naturellement prédestiné à devenir psychanalyste
dans la mesure où je remplissais aisément les deux conditions
requises. L’amabilité me faisait défaut depuis longue date
– et quant à la beauté, je n’ai jamais eu le « soufrage
à vue » - j’exagère à peine. Et cela touche
évidemment à la question du transfert. Parce que si vous
êtes Brad Pitt et la patiente commence à éprouver des
sentiments concernant votre petite personne, vous vous dites « c’est
normal, je suis Brad Pit ». Tandis que, admettons, une jeune femme
se dit amourachée de ma personne, JPL, je me rends tout de suite
compte que son amour est inconscient. Pour la simple raison qu’il faut
qu’elle soit vraiment inconsciente pour agir de la sorte. Où, manifestement,
il y a un décalage prononcé entre son dire et le stimulus
réel.
Mais
malgré cela, souvenons-nous, Freud soutient que « rien ne
nous permet de dénier à l’état amoureux, qui apparaît
au cours d’une analyse, le caractère d’un amour véritable
». Là, on est vraiment embêtés. On est embêtés
parce que, en suivant Freud, Lacan stipule que dans cette rencontre transférentielle
(ce que, d’un certain point de vue, ne peut être qu’un pléonasme,
au sens où toute rencontre est « transférentielle »
au sens premier : car ce qu’on rencontre ce n’est jamais ce que nous croyons
rencontrer), Lacan stipule donc que dans cette rencontre transférentielle
il n’y a pas que répétition. D’un certain point de vue, déjà
dans le texte inaugural de 1951, Lacan distinguait clairement d’une part
les masques, si j’ose dire, de la répétition (soit Freud
portant le masque du père ou de M. K…) et, d’autre part, un objet
moins « aimable », à savoir l’objet sexuel inconscient
de Dora, la nommée Mme. K – avec l’objet pulsionnel oral caché
dans ce fantasme sexuel inconscient. Donc, si l’on veut, il y a déjà
lieu de distinguer ces deux côtés du transfert, l’un imaginaire
et symbolique (Freud à la place du père), et l’autre où
c’est l’objet pulsionnel oral qui semble déterminant.
Lacan,
plus que Feud, je pense, a l’idée que l’objet pulsionnel doit être
« symboliquement » séparé du corps. Le transfert
peut mettre en évidence aussi ce décalage. L’objet est tout
à fait hypothétique, on me dira. Il l’est jusqu’au
moment où il devient une évidence : dans la psychose (il
apparaît « en positif », sous la forme des hallucinations)
et même dans l’autisme (quoique plutôt « en négatif
»). En effet, chez l’enfant autiste, par exemple, l’on voit qu’il
ne peut pas aller « faire caca » parce que cet objet, ce qui
est devenu un objet pour lui à savoir le caca, n’est pas concevable
comme séparé du corps de l’enfant. Si le caca tombe dans
l’eau du WC, c’est aussi l’enfant « tout entier » qui tombe
dans l’eau – avec des tas des métaphores aquatiques. Et non seulement
des métaphores. Au lieu de trouver tout le circuit de l’échange
typique de l’enfant « normal » où il offre le don à
l’adulte, à la mère en particulier, pourquoi est-il séparé
cet objet ? Parce qu’il peut le donner à L’Autre.
Donc,
la pulsion. Quand il s’agit de la pulsion, vous voyez vous-mêmes,
c’est beaucoup moins simple. C’est par ce biais là que Lacan opère
une distinction, élaborée dans son séminaire Les Quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, où il distingue une répétition,
qu’il appelle « signifiante », d’une autre répétition
connectée au ratage pulsionnel – donc liée au fantasme inconscient
et à la pulsion. Nous pouvons voir là toute l’élaboration
freudienne autour de l’objet pulsionnel comme étant essentiellement
un objet perdu, ou plus précisément un objet « qu’il
vaut mieux perdre », qu’il faut perdre pour le récupérer,
dit Lacan, « par la voie du désir » - précisons
: du désir inconscient. Il est impossible donc de le rencontrer
comme tel. Sauf peut-être dans la psychose.
Depuis
son premier ouvrage, que l’on connaît sous le nom de L’Esquisse,
jusqu’à son texte L’au-delà du principe du plaisir, Freud
ne cesse de revenir sur cet objet perdu, lié surtout à la
trace laissée par l’Autre sur le sujet. Depuis la réponse
de la mère aux cris du bébé (réponse qui façonne
sa demande), jusqu’à n’importe quelle expérience traumatique,
il y a répétition de quelque chose qui a été
secondairement élaboré autour du trauma : ce qui fait qu’il
n’y a pas à proprement parler de trauma en tant que tel. Il n’y
a pas de trauma, dans le psychisme, en tout cas pas comme s’il s’agissait
du trauma somatique. Preuve en est que, même dans la définition
psychiatrique de ce que l’on appelle le PTSD, il faut, pour pouvoir définir
un PTSD, une période de latence qui va de 48 heures à 6 mois.
Ce n’est qu’après cette période que les symptômes commencent
: flashbacks, cauchemars, évitement du lieu du trauma, etc. Pas
avant. Vous voyez la différence avec le trauma physique : si je
me brûle la main, j’ai mal maintenant, pas dans 6 mois. Freud lui-même
se pose la question, dans L’au-delà du principe du plaisir : comment
se
fait-il que le soldat supporte assez bien les éclats d’obus, les
bruits, pendant la bataille, et que ce n’est que 3 mois après que
le trauma devient symptomatique ? Pourquoi donc cette période de
latence ? Freud dit : parce qu’il y a recherche de l’objet perdu. Voilà
le vrai trauma pour lui. A tel point que ce qui est grave, comme c’est
le cas chez beaucoup des sujets psychotiques, c’est lorsqu’il n’y a pas
de trauma – quand il n’y a pas une élaboration signifiante de la
trace.
VII.
A ce propos, sachons que Lacan lui-même a pu dire que l’analyste
était traumatique.
Moi-même,
j’ai fait deux analyses – deux tranches : l’une traumatique, l’autre pas.
Une
première analyse, que l’on pourrait qualifier de bénigne,
faite en Argentine avec un psychanalyste lacanien, 100% lacanien – mais
aussi 100% Argentin. Pour paraphraser Winnicott, on pourrait dire qu’il
était un analyste « suffisamment bon ». Suffisamment
bon peut-être pour qu’il n’y ait pas de vraie analyse. Par exemple,
si je restais en silence, il me demandait « à quoi penses-tu
? » (on se tutoyait). Bref : j’étais l’énigme à
dévoiler, alors que c’est lui, analyste, qui aurait dû occuper
cette place.
VIII.
C’est certainement une manière d’analyser. Il était un bon
gars. Un péroniste : c’est-à-dire un bon père. Comme
on dit en Argentine, pour un Argentin il n’y a rien de mieux qu’un autre
Argentin – ni rien de pire. Donc, j’ai quitté l’Argentine. Pour
faire ensuite une deuxième « tranche » à Paris,
avec un analyste non-péroniste. Très, très traumatisant.
Ou encore, « le trauma en personne ». Ou, si vous préférez,
« plus traumatisant tu meurs » - ce qui fait que je suis toujours
en vie. Avec ceci d’avantageux au plan du transfert : c’est qu’on ne risquait
pas de confondre un personnage pareil avec ses propres parents. Pendant
une longue période je vivais à l’étranger. Je prenais
le TGV, tous les quinze jours, pour venir suivre mon analyse à Paris.
Deux ou trois fois il m’est arrivé que les contrôleurs de
douane français me demandent ce que je venais faire à Paris,
je répondais « je vais voir mon psychanalyste ». Très
déboussolés, ils me rendaient vite mon passeport. Ils écartaient
tout de suite une déclaration mensongère. Ça devait
être la vérité qui parlait. Paris donc…des séances
courtes, parfois aussi courtes que mon passage à la douane. Avec
cet analyste il a fallu retracer la trace laissée par le trauma,
à travers la trace laissée par le trauma de l’analyse. Ce
qui ne fait que confirmer que, pour un trauma il n’y a rien de mieux qu’un
autre trauma.
Le
Banquet
Puisque
parler du transfert nous oblige à parler d’une forme élucidée
de l’amour, je finirai par ceci. Pour Lacan, le Banquet de Platon, dialogue
de Platon écrit très probablement vers 385 a.v. J-C., son
vrai titre en grec c’est le Euthyphron
- pour Lacan donc le Banquet de Platon, où l’on met en avance la
figure de Socrate, constitue le vrai antécédent du transfert
au sens analytique.
Je
passe sur les détails que vous connaissez probablement, mais je
vous rappelle l’essentiel : six personnages, dont Socrate, se réunissent
pour parler d’éros, l’amour. Chacun fait l’éloge de l’amour
à sa manière. Les plus bêtes disent des bêtises,
les autres améliorent les choses et c’est finalement Socrate qui,
comme d’habitude, a le dernier mot – car chez les Grecs c’est toujours
comme ça : on sait d’avance qui aura le dernier mot ou bien qui
a tué qui – à différence du roman policier moderne,
on sait d’emblée qui est l’assassin, ce qui, comme le dit Anouilh,
constitue le vrai suspens.
On
sait toujours d’avance ce qui va se passer. A ceci près que, comme
le souligne Lacan, et il est probablement le seul à l’avoir fait
de cette manière, pour une fois c’est Socrate lui-même qui
semble être en panne au moment venu de définir l’amour. C’est
pourquoi il fait appel à Diotime, une femme, étrangère
par définition, qui lui donne une réponse pertinente.
Mais
ce n’est pas tout. Comme dans une analyse, quand les paroles n’arrivent
pas à dire ce qu’il y a à dire, c’est l’action qui le fait
à sa place. C’est d’ailleurs ce que l’on connaît sous le nom
d’acting out. Car après qu’on ait entendu les différents
discours sur l’amour, c’est Alcibiade qui arrive au Banquet, complètement
ivre, en réclamant en quelque sorte l’amour de Socrate.
Ce
qui est clairement un paradoxe, car Alcibiade, jeune homme, beau et célèbre
– une sorte de Brad Pitt de l’époque – reproche à Socrate,
vieux et moche, un amour non correspondu. Alors, là, faites bien
attention, car c’est l’autre « perle » qui nous apporte Lacan
dans sa lecture du Banquet et sur laquelle je m’arrête dans mon livre
: il y a là deux métaphores de l’amour qui résumeraient
bien ce qui se passe dans une analyse. Une première métaphore
de l’amour décrite par Lacan (et avant lui par Platon) : l’aimé,
celui qui est traditionnellement l’aimé, Alcibiade, celui qui est
habitué à se faire désirer, devient l’aimant, c’est-à-dire
celui qui désire, et qui désire rien de moins que le vieux
Socrate. Paradoxe donc. C’est finalement ce qui peut (et qui doit certainement
arriver) dans une analyse : le névrosé, victime de son destin
inconscient, celui d’être l’objet qui manque à l’Autre ou
encore le phallus désiré par l’Autre ou encore celui qui
a trouvé la manière de se faire désirer – devient
le désirant, ne serait-ce que par rapport à son propre inconscient,
désirant et désireux de savoir ce qu’il va ou peut devenir.
Le névrosé c’est cela : comme le dit le tango « la
honte d’avoir été et la douleur de ne plus être »
(j’ajoute : le phallus). Mais il y a encore une « deuxième
métaphore de l’amour » : qui est à la base de toute
pratique analytique digne de ce nom et qui détermine certainement
la « première métaphore de l’amour ». C’est le
désirant, celui qui désire parce qu’il lui manque quelque
chose – dans le Banquet c’est Socrate – qui curieusement devient «
désirable ». Ce que Lacan résume par cette phrase paradoxale
: « plus il désire, plus il devient lui-même désirable
», en parlant de Socrate. Autrement dit : plus Socrate, ou l’analyste,
désire autre chose que l’Alcibiade de service qu’il a devant lui,
plus, par là même, devient désirable. Désirable
au point d’incarner lui-même l’objet qui serait le plus convenable
pour le sujet. Mais ce n’est qu’un mirage. Autrement dit, s’il devenait
vraiment le partenaire, rien ne marcherait, pour la simple raison qu’il
n’y a pas de rapport entre les qualités de l’objet désiré
et l’amour de transfert qui lui confère cette valeur.
IX.
Comme le dit Lucrèce, De rerum natura, vers 1153-1170, les qualités
ne sont pas la cause de l’amour, mais l’amour la cause des qualités.
X.
Je ne m’étendrai pas sur le contenu de mon livre – que je veux bien
discuter avec vous si vous le souhaitez. Je vous encourage à le
lire, car vous y trouverez tout et le reste sur la question du transfert,
de Freud à Lacan, ce qui a été la ligne de recherche
suivie. Seulement, je vais m’arrêter sur ceci : l’analyse du cas
Dora n’est pas nouveau, mais sa mise en graphe, ça l’est. Ce qui
est utile et pour mieux comprendre le cas Dora et pour mieux comprendre
le graphe du désir de Lacan. Un retour sur l’Homme aux rats n’était
pas en soi nécessaire, sauf que l’on trouve, en plus d’un travail
détaillé sur le texte de Freud et spécialement du
« Journal d’une analyse », une relecture de la conférence
de Lacan « Le mythe individuel du névrosé »,
fruit d’un échange épistolaire avec Claude Lévi-Strauss
lui-même. Rien que cela, vaut le détour. La question du transfert
et de son rapport à la répétition est pensé
jusqu’au bout de sa logique interne. La lecture du Banquet, pour finir,
et sa mise en rapport avec la lecture faite par Lacan, se nourri particulièrement
des textes actuels sur la question, qui éclairent peut être
mieux la démarche de Lacan ainsi que l’originalité de sa
lecture.
Juan
Pablo Lucchelli.
___________________________________
Commentaire
sur « LE TRANSFERT DE FREUD A LACAN »
de
Juan-Pablo Lucchelli ; P.U.R., Rennes, 2009.
Martín
Reca
Cher
Juan Pablo,
Merci
pour l’amitié que tu me fais de m’inviter à partager ce moment
heureux pour toi et pour nous de la présentation de ton deuxième
livre, fruit de ton travail de thésard auprès de Jean- Claude
Maleval ….
Tu
te doutais que j’allais être un peu égaré dans cette
discussion. Et tu ne t’es pas trompé. Tu as souhaité tout
de même qu’un « non-lacanien » commente ton livre.
Je
l’ai lu aussi consciencieusement que possible, en me mettant au travail
dès les premières lignes et le tout dans le plaisir d’accroître
nos réflexions sur notre pratique si complexe. Le transfert, pourtant
sa pierre angulaire, reste toujours un de nos concepts parmi les plus insaisissables.
Il nous met en souffrance à chaque fois que nous devons le définir,
à l’instar de nos tentatives de le figurer dans les différentes
cures. Et comme dans les cures, où le re-dire est aussi un dire,
avec ton livre, j’ai cru souvent re-lire alors que j’étais probablement
aussi, déjà, en train seulement de lire. Tu fais des mystères
de la répétition le fil rouge de ton développement
sur le transfert et tu nous plonges, de Freud à Lacan, dans son
paradoxe. Cela me fait penser à un très bon ami, cultivé,
sensible aux choses psy, lecteur des textes « culturels » de
Freud qui me défi régulièrement en me demandant d’une
manière que je juge un peu distraite : « Alors, c’est quoi
le transfert ? » Et me voilà à lui raconter d’une
manière appliquée (c’est normal, c’est moi le professionnel
!) l’histoire des « fausses connexions » (1895), des rééditions
et éditions du passé (1905), l’imposition des « clichés
» oedipiens (1912) et la tendance humaine à répéter
(1920). Parcours freudien que tu décris parfaitement dans ton ouvrage.
Mon interlocuteur acquiesce pensif et on parle d’autres choses avant de
nous quitter jusqu’à la prochaine rencontre. Prochaine rencontre
qui ne manquera pas d’offrir l’occasion, derrière un verre, un mot
accrocheur ou un silence un peu prolongé, pour qu’il repose sa question
comme si c’était la première fois : « En fait, c’est
quoi le transfert ? ».
Répétition
de la nécessité (principe de plaisir) ou nécessité
de répétition (pulsion de mort) ? disait Lagache (1951) suivant
Freud. Mais, je crois, Juan Pablo, que désormais je vais m’y prendre
autrement. Je vais lui passer ton livre. Ton message, qui suit celui de
Lacan (1964), est clair : Répétition du désir infantile
refoulé, bien sûr, mais aussi, si j’ai bien compris, «
répétition de ce qui est répété et qui
n’est pas ce qui se répète ». Phrase étonnante
et certainement ô combien vraie du point de vue clinique. Je te remercie
de m’avoir familiarisé davantage avec cette dimension double de
la répétition dans le transfert, qu’on peut difficilement
contourner en France, et que j’avais déjà côtoyé
ici même à travers l’analyse du livre de D. Eleb.
Mais,
j’ai lu ton livre sur « le transfert » … sans transfert. Et,
tu le sais et nous le savons depuis Freud, cela change tout. C’est-à-dire
que ma lecture (sollicitant le langage intérieur) était privée
de cette construction agie à deux à partir d’une intuition
de destin, qui donne la conviction de vérité et fonde l’intelligibilité
des mots. Le transfert est aussi ce « délire à (au
moins) deux » qui permet de transformer en mots de vérité
une expérience sensorielle non perceptible. De cette expérience
de vérité (Freud) et de ce désir de vérité
(pointé encore par Lacan), je tire mon premier questionnement qui
porterait sur « transfert et filiation ». Penser le nom-du-père
à partir du –nom-du-fils- ! Car, tout idée du transfert,
avant d’être de « Freud à Lacan » vient de «
son analyste à soi ». Je crois que sur ce point l’apport de
Bion est fondamental quand il nous fait penser que dans l’adhésion
à une théorie, à une grille de lecture, (ou son refus,
bien sûr !) il y a quelque chose de l’interdit symbolique paternel
qui rejoue, certainement, la « répétition » -dans
le sens de père-pétuation- en circonscrivant la connaissance
: tu iras là, mon fils et non pas ailleurs.
Après
avoir consulté mon « contre-transfert » -je te taquine
avec cela- (« il n’y a de résistance que de l’analyste »,
n’est-ce pas ?) je n’ai pas voulu m’interdire d’entrer dans la thèse
lacanienne que tu présentes avec un réel souci didactique
et j’ai retenu des choses qui me semblent fondamentales :
1/
La « répétition » transférentielle peut
avoir du nouveau en son sein, s’établir en demande d’un objet que
l’autre n’a pas et en désir transcendant.
(le
désir, qui est désir de l’Autre n’est pas le désir
infantile refoulé).
2/
Que l’interprétation traditionnelle du transfert, parce que pouvant
être piégée sur le registre dyadique, imaginaire, du
toi-moi, peut susciter un transfert en tant qu’entrave du processus dialectique.
De ce transfert il faudrait idéalement se déprendre.
3/
Que l’analyste gagne à s’assumer en tant qu’exclu, n’étant
ni l’objet petit « a » du patient ni l’Idéal de son
moi, ni le moi-idéal. Cela permettra que se développe le
transfert sur le registre symbolique : du Sujet inconscient en rapport
avec l’Autre.
Mais
quand bien même mes paroles ressembleraient à quelque chose
de ce que tu as écrit, elles manquent – tu seras d’accord avec moi
- de l’épaisseur psychique (celle qui va de la surface à
la profondeur ou vice-versa, que sais-je.) que seulement donne la perlaboration,
celle seulement que le travail sous transfert et dans le temps vécue
permet de faire advenir. Ne crois-tu pas que c’est le propre de toute lecture
des modèles des autres ? On prend, dans les meilleurs des cas, le
discours mais le garnissage psychique risque fort d’y être insuffisant.
J’ai cru m’être aussi confronté à cela quand je te
lisais à propos de l’« Ici et maintenant » et du «
contre-transfert ».
Mais,
tu l’as remarqué, on est déjà dans le pétrin
avec cette histoire de transfert, car on pourrait y reconnaître,
ensemble, qu’il constitue un canon de vérité qui détermine
ainsi qu’il y ait communauté de langage ou pas. Cette difficulté
épistémologique –si tu me permets de dire ainsi puisque
tu convoques la « science » quand tu énonces au commencement
de ton ouvrage : « Il y a, qu’on veuille ou non, une donnée
à intégrer : nous sommes à l’époque du sujet
de la science » -, cette difficulté épistémologique
semble due, d’une part, au manque de transfert pour intégrer ces
discours différents ; mais aussi, peut-être, d’autre part,
liée au fait même du transfert en tant que fermeture. Tu reprends
très bien ce cheminement dialogique transfert-résistance
et dans la pensée de Freud et dans la dialectique lacanienne. Et
que, comme un deuxième point de discussion, pourrait s’entendre
comme quelque chose qui aurait à voir avec le transfert entre analystes…
ou entre écoles.
Tu
touches, me semble-t-il, incidemment cette question quand tu dis : «
si un scientifique qui est en train d’étudier une bactérie
décède, il peut être tout de suite remplacé
par un autre scientifique. » Et de l’assimiler au travail de l’analyste
en fonction, devenu « forclos » de sa subjectivité.
(Page 20). Par ces propos, il n’échappe pas au lecteur que tu vises
de manière privilégiée la question du « sujet
» (« objectivé » pourrait-on dire ?) sur lequel
l’analyste doit opérer et, depuis cette position, tu te montres
critique par rapport aux techniques thérapeutiques qui seulement
se focaliseraient sur une sorte de commerce interpersonnel avec le sujet
dudit « contrat ». Mais, crois-tu vraiment que, quand bien
même on se serait entendu sur l’objet mental qui est à chercher
avec l’écoute la plus « désubjectivisée »
du côté de l’analyste, que celui-ci devient pour autant substituable
? Que peut-on donc penser des différentes « tranches »
d’analyses qu’un analysant (soit-il lui-même analyste) est amené
à faire ? S’agira-t-il toujours de « la même bactérie
» ? La relecture de Lacan sur le cas Dora, que tu examines aussi
clairement, ne serait-il pas l’exemple même de ce que les différentes
écoutes décèlent des points de vérités
et, en même temps, de l’impossibilité de naturaliser l’objet
manquant ? A ce propos, Etchegoyen (Fondements de la technique psychanalytique
; Paris, 2005), que l’AFAPSM a eu l’honneur d’accueillir, pense que «
si Freud avait opéré la troisième inversion dialectique
suggéré par Lacan, Dora aurait pu se sentir rejetée,
identifiant, par exemple, son analyste avec un père faible qui la
cède à la mère. On ne comprend pas pourquoi Lacan,
croit, en revanche, que son renversement dialectique aurait connu un meilleur
sort. » Et d’ajouter : « comme s’il n’y avait qu’un seul problème
à résoudre et non plusieurs. » (p. 115)
Mais
tout n’est pas impossible, si l’on accepte la rencontre. Et voilà
que dans ces champs sémiotiques si divergents –moins par les concepts
intellectuellement parlant que par l’expérience transférentielle
de chacun- je me permets de signaler un lieu commun de départ :
la psychanalyse n’est pas une psychologie. Lacan l’a magistralement bien
démontré quand il réagit aux efforts explicatifs,
synthétiques, de Lagache dans le sens de ce que ce dernier appelait
structure, lors de son rapport de Royaumont. Mais, tu serais peut-être
d’accord pour dire que Lacan suivait son idée exprimée dans
la « direction de la cure » alors que Lagache se situait davantage
dans un souci de compréhension psychologique. Le procès fut
– à mon sens- trop sévère et négligeant la
tradition également freudienne de construire à partir de
l’expérience de la cure une « psychologie ». Là
il y a une scission, qu’on essaiera de reprendre dans la discussion, qui
perdurera depuis en se déclinant encore à d’autres niveaux.
Scission qu’on peut déjà appuyer en notant que l’un était
dans un champ anthropologique alors que l’autre jugeait plus pertinent
de situer la chose dans le champ sociologique et de la culture. Curieusement,
les deux baignaient dans l’influence lévistraussienne. Ce qu’on
a pu traditionnellement reprocher à Lacan –et on le retrouve malgré
le passage du temps dans ton livre- c’est le positionnement « éliminationniste
» à partir de sa brillante contribution à la psychanalyse
: si on est là, on ne peut plus être ailleurs.
Mais,
revenons à l’ici et maintenant et à notre clinique.
«
La psychanalyse n’est pas une psychologie de la personne ou du moi ».
(page 26)
Certes,
il fallait, sinon trancher, pointer cela avec emphase. En effet, la spécificité
de la psychanalyse, c’est ce pacte avec l’inconscient. Un Ics vivant, désirant,
opérant en division nette avec le Soi conscient. En cela, Lacan
ne fut pas le seul à revendiquer cette dimension fondamentale du
processus. Je suis un peu plus familiarisé avec la révolution
pour la même cause incarnée par Klein et développée
notamment par Bion, Winnicott, Meltzer et plus proche de nous, Laplanche,
Pontalis, Widlöcher, Resnik … et en Argentine les Baranger, Bleger,
Grindberg. Certes, ces derniers se référant toujours –depuis
un primat anthropologique non contourné- à un inconscient
en relation à un objet. Problème de l’objet qui –comme tout
le monde sait- est un vaste sujet !
Et
nous voilà partis à la recherche de l’objet manquant et du
sujet supposé. Si on ne se fixe pas trop dans le registre imaginaire
qui ferait de ces « objets et sujets » des choses naturelles
à dévoiler, nous avons de quoi trembler face à un
tel programme ! On ne peut qu’être reconnaissant face à ces
devanciers qui nous ont légué leurs « vertex »
pour que la parole analytique, emprisonnée dans la régression
du cadre, ne se noie pas dans un arbitraire fictionnel (d’une intersubjectivité
mal comprise) ni ne perde sa singularité dans un rapt par scansion
censé être libérateur. Une parole qui –comme tu le
dis- a autant besoin d’un analyste que d’un analysant pour qu’elle émerge
dans la communication transférentielle.
Je
crois donc que tu exagères un peu quand tu réduis –dans plusieurs
passages- l’Ici et maintenant à ce seul niveau de l’adresse interpersonnelle,
« indépendant de tout autre chose qui pourrait la déterminer
» (page 25). Tu fais de ce niveau du travail de la séance
un étage particulièrement trompeur et antianalytique pour
écouter le signifiant du sujet de l’inconscient. Ta position apparaît
tellement extrême que je me suis demandé si tu ne confondais
pas la notion d’Hic et nunc avec celle – peut-être plus controversée
encore- d’alliance thérapeutique.
Mais,
depuis Freud, l’ici et maintenant de la situation analytique n’est pas
le bi-personnel de la rencontre ordinaire, ni le bi-personnel ne recouvre
l’intersubjectif, alors que tu les utilises comme des synonymes. C’est
un ici qui comporte un là-bas et un maintenant joint dans l’ailleurs.
Un « fort-da » indissociable, entre nature et culture, entre
ciel et terre, c’est-à –dire entre un là-haut (du symbolique)
et un ici-bas, lui, bien conflictuel. Freud, dans « L’amour de transfert
», nous préviens de ce « feu » survenu au milieu
de la représentation théâtrale et nous dit qu’en tant
qu’analystes on ne peut faire le naïf, ni succomber à l’acting.
Ce niveau du transfert, pour les non-lacaniens, est un passage nécessaire
qu’il faut interpréter (qu’on communique au patient ou pas), c’est-à-dire,
dans le sens que la cure « passe par là ». Il m’arrive
de croire que travailler ainsi n’exclut pas l’accès au manque ni
l’expérience, pour le patient, de l’énigme du désir
de l’analyste constitutif de son désir émergeant. Cela, bien
sûr, reste à devoir être prouvé et mériterait,
si tu veux bien, qu’on le discute.
Comme
tu sais, la tradition psychanalytique du Rio de La Plata, que notre association
(AFAPSM) étudie régulièrement dans nos rencontres,
a interrogé de manière féconde cette dimension de
la séance, lors notamment des confrontations des idées kleiniennes
avec les conceptions lacaniennes dans les années 70. Luis-Maria
Moix vient de lui consacrer un chapitre fort documenté dans un livre
qui traite de la capacité de débattre entre analystes (Les
psychanalystes savent-ils débattre ? sous la direction de D. Widlöcher
; Paris, 2008).
Bléger,
le premier de la liste, en a fait une étude des plus profondes qui
explore la complexité de l’ hic et nunc dans un « champ »
gestaltique, où plusieurs niveaux de transferts s’expriment et s’élaborent,
pris dans l’unicité de la séance. Nouant un pacte avec cette
complexité, il s’est vu contraint éthiquement à signaler
l’écart épistémique entre la pratique et la théorie
; le premier se déroulant dans une scénarisation fantasmatique,
inconsciente bien sûr, de ce qui émergeait du cadre situationnel
qui incluait -pour Bléger- l’analyste, sa présence active
(quand bien même il serait passif et silencieux) ; la seconde, se
développant par des formulations dynamiques de pensée formelle.
On le sait, quand Bléger formule ses préoccupations, son
« transfert » est pris par la dialectique matérialiste.
Bien sûr, comme tu le dis, citant E. Laurent : il y a toujours une
idéologie politique.
Un
autre Argentin, Franco-argentin plutôt, Baranger, donne encore un
peu plus de profondeur à l’ici et maintenant. Chez lui, l’idée
kleinienne de « monde interne » fantasmatique hétéroclite,
partiel, polymorphe et pervers, dans lequel l’analyste était sommé
à être l’objet pulsionnel de ces fantasmes inconscients se
voit élargie par le monde interne obligatoire de l’analyste interagissant
en contrepoint avec le matériel amené par l’analysant. Dans
une position non symétrique, bien évidemment, qui ne le confondaient
pas avec le double transfert (Ferenczi). En revanche, des bastions inconscients
–nous apprend Baranger- pouvaient se former dans la rencontre et déterminer
la direction de celle-ci. Il serait intéressant d’essayer de créer
un pont entre le surgissement de ce « bastion » inconscient
et la notion réalistique de « réel » dans les
conceptions lacaniennes, à partir de la clinique.
Sur
une autre perspective, pour Bion, l’ici et maintenant de la séance,
son réalisme onirique, hallucinatoire, est conçu «
sans mémoire et sans désir » de la part de l’analyste
considérant l’ici et maintenant de la séance comme étant
l’occasion pour transformer les expériences sensorielles non pensables
car élémentaires, du corps de l’infans, en pensables (dans
toute une gamme de statuts de pensée). Cette écoute sensorielle,
défiante toujours de toute image, est une démarche de déconstruction
de celle-ci. Avec lui, on ne peut pas dire qu’on soit sur le registre imaginaire
! Là aussi, n’oublions pas, il est question des pensées,
des signifiants, dont le sujet n’est pas forcément l’agent. C’est
un « ça pense » en soi. Il y a là une idée
d’excentricité de ce sujet et du désir qui me semblait résonner
avec ce que je lisais dans ton livre. Tu vois, l’Ici et maintenant de la
communication transférentielle n’est pas négligé dans
la mesure où la nouvelle perception signifiante contiendrait ce
que j’ai cru comprendre de la répétition et du nouveau ;
mais ici dans une action créatrice, qui est censé permettre
que ce processus continue de contenir et de la répétition
et des nouvelles rencontres avec le « nouveau ». J’entends
ainsi le « sans fin » de l’analyse.
Je
crois que c’est cette notion de « réalité psychique
» hallucinatoire, sa vérité, qui structure l’ensemble
de la conduite humaine perceptible ou concevable pendant la séance,
qui pour beaucoup d’analystes continue de caractériser le Hic et
nunc. Est-il nécessaire de l’omettre (de ne pas l’interpréter),
voire même de le faire « exploser », pour admettre et
écouter cet autre fait de vérité décrit par
Lacan de la valeur du signifiant et du sceau du symbolique ?
«
Il n’y a pas de rapport sexuel » dit l’archange Gabriel. Il paraît,
cependant, que cela n’a pas découragé complètement
Joseph et que Marie sortait de temps à autre de son clivage. Quant
à Jésus, fils de Dieu, cela ne l’a pas empêché
de connaître le tremblement humain au Jardin des Oliviers.
Quant
au Contre-transfert, dans ton livre, cela a suivi un peu le même
sort que l’ici et maintenant. On voit la nécessité logique
-si on suit ta thèse- de les écarter. Mais, là aussi
on peut signaler un malentendu ou un problème de langage comme on
disait plus haut. Il suffirait juste de rappeler que Racker comme Heimann,
Grindberg comme Bion, ne renonçant pas à l’idée que
l’Ics existe et vit du côté de l’analyste, à son insu,
n’y ont pas vu qu’une « mélasse fourmillante » de sentiments
et de « préjugés » de la relation médecin-malade
(page 130 du Séminaire VIII de Lacan) et se sont intéressés
au devoir éthique de l’élaborer pendant le travail. Pour
échapper justement à la tentation de toute stabilité
de l’image, et de répondre « du tact au tac » à
la demande pulsionnelle. Il ne suffit pas de dire « il doit pas être
» ou « il faut faire abstraction », pour que le CT de
l’analyste cesse d’embrayer le travail de l’analysant. Dans ce sens, beaucoup,
depuis Freud avec Dora, s’accordent pour dire qu’il n’est élaborable
–car inconscient- que dans l’après coup ; à condition de
ne pas cesser d’interroger, seul ou avec les autres, sa propre technique
(quelle qu’elle soit). On pourrait dire comme une boutade que l’adoption
d’une théorie est au transfert ce que la technique déployée
en séance est au contre-transfert. Qu’est-ce qui nous assure de
maîtriser ce qui se transmet en séance ?
Mais,
les développements apportés par la lecture lacanienne du
Banquet et le concept de désir de l’analyste comme un levier pour
produire de changements subjectifs –ce à quoi tu consacres des pages
lumineuses- m’ont plongé dans une réflexion dont je ne suis
pas encore sorti. Grâce à ton livre, je suis désirant
d’en saisir davantage.
Tu
comprendras que je ne sois pas encore convaincu que la prise en compte
de l’identification primaire dans le transfert –« à tel point
refoulée que c’est comme s’il n’existait pas » tu dis à
la page 191- et ; pour beaucoup d’analystes, tellement liée à
l’expérience de la stabilité du cadre (Bleger) (Winnicott)
et à la « présence » en contre-identification
régressive de l’analyste, -lui, en position tierce- soit un empêchement
pour susciter, à un niveau plus symbolisé, le déroulement
d’une demande d’amour impossible à un Sujet Supposé Savoir,
pour le phallus en union avec l’objet narcissique (« petit a »)
et faire éprouver à l’analysant le manque et la castration
symbolique qui restructurent le rapport désirant à soi et
au monde.
Le
travail permanent de l’analyste ainsi entendu irait -me semble-t-il- dans
le sens du refusement nécessaire au processus analytique, et l’aiderait
à rester dans cette place –jamais gagnée à moins d’être
Socrate- d’être ni l’aimé ni l’aimant pour l’analysant, sans
désigner pour autant (comme une unique vérité de rechange)
ni pour Alcibiade son Agathon, ni pour Dora, sa Mme K.
Je
te remercie beaucoup.