«
Pour le Parisien qui débarque à Buenos Aires, il n'y a pas
d'exotisme latino-américain. Pas vraiment de dépaysement.
Les clins d'œil sont partout. Des larges avenues haussmanniennes aux immeubles
bourgeois copiés sur ceux de Paris en passant par les statues d'artistes
français qui peuplent Buenos Aires, tel Le Penseur de Rodin
face au Congrès. On peut soudain se croire à Paris en marchant
dans les beaux quartiers de la Recoleta, de Barrio Norte ou de Belgrano.
Les vastes espaces verts ont été dessinés par l'architecte
Charles Thays et le bois de Palermo est une réplique de celui de
Boulogne.
Les
liens sont innombrables. Sur les deux Prix Nobel argentins de médecine,
l'un est d'origine française (Paul Houssay), l'autre né à
Paris (Luis Federico Leloir). Et c'est encore un Français, l'écrivain
Paul Groussac qui dirigea pendant quarante ans la Bibliothèque nationale.
Un autre écrivain, Roger Caillois, se trouve en Argentine quand
éclate la seconde guerre mondiale et reste vivre à Buenos
Aires, sous la protection de Victoria Ocampo, la directrice de la prestigieuse
revue littéraire Sur. Il traduira et fera découvrir plus
tard Jorge Luis Borges en France.
L'annonce
de la Libération de Paris à Buenos Aires donne une idée
de la relation spéciale entre les deux capitales. C'est une foule
en liesse qui prend d'assaut la Plaza Francia, entonnant La Marseillaise.
« Pour nous tous qui aimons la France comme une patrie spirituelle
et qui sommes unis à elle non par le hasard de la naissance mais
par libre élection, ce jour sera inoubliable », écrit
Victoria Ocampo.
Cet
accord entre Buenos Aires et Paris, c'est aussi l'ombre omniprésente
de Lacan dans Villa Freud, le quartier des psychanalystes à Palermo.
Ou en retour celle de l'Indien Patoruzu dont s'est inspiré René
Goscinny, qui a passé son enfance à Buenos Aires. Dans la
populaire bande dessinée créée à la fin des
années 1920 par Dante Quinterno, l'ancêtre d'Astérix
et d'Obélix est un Indien au grand cœur et doté d'une force
surnaturelle.
La
passerelle entre Paris et Buenos Aires, c'est aussi la culture populaire
des cafés, aux noms souvent français, à chaque coin
de rue, et celle des nombreuses librairies. Les vases communicants sont
multiples, à l'image des nouvelles de Julio Cortázar, exilé
à Paris, et qui a mélangé les images de sa ville d'adoption
avec celles de sa ville
natale
»[1].
Cette
chronique, rédigée par une journaliste française il
y a deux ans, résume bien à quel point l’Argentine est aujourd’hui,
sans aucun doute, le pays le plus francophile de l’Amérique latine.
Bien au-delà du domaine psychologique, dans l’histoire de la culture
argentine, la présence de la pensée française a été
une donnée inaugurale. À l’instar d’autres anciennes colonies
espagnoles, au début du XIXe siècle, les promoteurs de l’indépendance
de ce pays s’inspirèrent abondamment de la philosophie des Lumières
et de l’encyclopédisme. La génération suivante, connue
comme celle de 1837, devait puiser aussi bien dans le romantisme français
que dans des auteurs issus de la Restauration, comme Alexis de Tocqueville.
Dans les années 50 et 60, cette génération allait
jeter les bases de l’organisation nationale, mettant fin à des décennies
de luttes intestines sanglantes. Ces luttes avaient provoqué l’exil,
parmi d’autres, du général José de San Martín,
l’un des héros de l’indépendance, qui choisit de s’installer
en France en 1822, pour mourir à Boulogne-sur-Mer, en 1850. La génération
qui organisa définitivement l’État Nation fut connue comme
celle de 1880, date à laquelle la ville de Buenos Aires devint un
district fédéral. Cette génération s’inspira
particulièrement du positivisme français, en construisant
un État moderne sur des bases qui se voulaient scientifiques. Cela
fut particulièrement évident dans son projet éducatif,
aboutissant à une école laïque et obligatoire, à
l’image de l’école républicaine, et à la création
d’universités nationales. Mais la proximité des élites
gouvernantes avec la France eut aussi des conséquences dans l’architecture,
dans les arts et dans les us et coutumes de la bourgeoisie en son ensemble.
Cette modernité, périphérique et francophile, fut
le trait saillant d’une démocratie libérale, qui réussit
étonnamment à intégrer des millions d’immigrants européens,
arrivés sous le mot d’ordre « gouverner, c’est peupler ».
Mais
nous n’allons pas nous attarder sur l’histoire socioculturelle de l’Argentine,
que nous reprendrons au chapitre 6. Ce qui nous intéresse ici c’est
de présenter, ne serait-ce que de façon très sommaire,
l’importance de la pensée française dans les discours psychologiques,
telle qu’elle a été rapportée par les intellectuels
argentins les plus importants dans ce domaine, dès le début
du XXe siècle. Déjà en 1903, l’un des premiers professeurs
de psychologie de l’Université de Buenos Aires, Horacio Piñero
(1869-1919), dans une communication faite à Paris, à l’Institut
Général Psychologique, disait à propos des Argentins
:
Dans
la science, Messieurs, nous suivons de très près l’exemple
de cette France scientifique, qu’on appelle le cerveau du monde. Sur le
plan intellectuel, nous sommes vraiment français ; nous vivons auscultant
votre progrès, écoutant vos leçons dans toutes les
manifestations de l’intelligence, et j’affirme que nous vous sommes plus
obligés qu’à toutes les autres nations du monde réunies,
et la raison en est toute simple : au commencement de notre adolescence,
ce sont des Français qui dirigèrent nos pas et qui instruisirent
les générations qui gouvernent aujourd’hui le pays et qui
élèvent notre jeunesse dans les écoles et les universités[2].
Piñero,
qui était membre correspondant de la Société de Psychologie
de Paris, se référait en particulier à Amédée
Jacques, philosophe éclectique, disciple de Victor Cousin (1813-1865).
Professeur au collège Louis le Grand depuis 1832 et chargé
de cours à l’École normale, Jacques avait fondé, en
1948, la Société démocratique des libres-penseurs,
dont il était le vice-président, et son ami Jules Simon,
le président. En 1851, le coup d'État de Louis-Napoléon
Bonaparte lui fit quitter la France. Installé en Argentine après
un passage par l’Uruguay, en 1861, il devint recteur du Collège
National de Buenos Aires, ainsi que le responsable de la réforme
des programmes de l’enseignement secondaire – réforme qui était
encore en vigueur à l’époque où Piñero en parlait
–. En quelque sorte, outre le modèle éducatif français,
Jacques avait amené avec lui son rêve d’une « philosophie
populaire », qu’il essaya de transmettre en Argentine[3]. Or, le
Jacques que Piñero mettait en valeur n’était plus le penseur
éclectique des origines, mais le philosophe qui avait su également
transmettre les fondements de la science dite positive. En définissant
la psychologie comme une science naturelle et en suivant la tradition psychopathologique
française, Piñero, qui était lui-même médecin,
s’appuyait autant sur l’expérimentation que sur la clinique. Tout
en se réclamant de Ribot, de Charcot et de Janet, il se vantait
aussi d’avoir créé le premier laboratoire expérimental
de Buenos Aires, en 1898. Mais il situait son entreprise dans un cadre
plus général, où l’influence française se faisait
sentir dans l’ensemble du champ médical.
Notre
Faculté de Médecine, spécialement, est organisé
exactement sur le modèle de la vôtre. Tous nos professeurs,
titulaires et adjoints, sont venus ici plusieurs fois pour suivre vos leçons
et travailler dans vos laboratoires. Quelques-uns ont fait leurs études
à la Faculté de Paris, et ont leur diplôme français,
comme pour emporter chez nous la marque de votre science[4].
En effet,
à partir de 1880, notamment, la médecine française
était devenue un modèle privilégié en Argentine.
Ainsi, les programmes de la Faculté de Médecine de Buenos
Aires étaient souvent calqués sur ceux de son homologue parisienne,
de même que les professeurs les plus importants, tantôt avaient
obtenu leurs diplômes à la Sorbonne, tantôt y avaient
fait des séjours plus ou moins prolongés[5]. Dans ce contexte,
il n’est pas surprenant que, en 1906, José Ingenieros (1877-1925),
un psychiatre, criminologue et sociologue italo-argentin, emblématique
de cette période positiviste, ait fait son voyage initiatique en
France. Dans une longue chronique qu’il envoya au journal La Nation, il
racontait ses impressions sur le panorama parisien. Toutefois, il ne le
faisait pas avec l’étonnement provincial d’un nouvel arrivant, en
provenance de la périphérie la plus australe. Loin de là,
Ingenieros parlait avec l’assurance d’un intellectuel d’un pays émergent
– il ne faut pas oublier qu’à cette date l’Argentine était
parmi les dix pays les plus prospères du monde –, prêt à
faire des échanges avec ses collègues européens. Lorsqu’il
racontait le conflit entre Janet et Binet pour la succession de Ribot au
Collège de France, et qu’il présentait d’autres célébrités
de la psychologie Française, il le faisait avec la plus grande familiarité.
Janet
a une préparation clinique plus importante. Sa culture médicale
est grande, ayant fait des études remarquées sur les maladies
nerveuses et mentales. Il a des dons d’orateur, et compte plusieurs livres
à son actif. Binet est plutôt un homme de laboratoire. Son
érudition étant vaste, il préfère les investigations
en psychologie pédagogique. Ayant un dévouement exemplaire,
il a écrit des livres très estimés. Janet est plus
proche de la clinique et un meilleur conférencier ; Binet est un
expérimentateur plus adroit […]. Janet fut nommé successeur
de Ribot, obtenant une voix de plus que Binet, qui est resté directeur
du laboratoire de psychologie expérimentale. Chacun à sa
place.
Notre
ami Th. Ribot, qui nous a raconté ces détails, pendant que
nous corrigions des épreuves dans la librairie d’Alcan, n’a pris
parti pour aucun d’entre eux. Tous les deux lui semblaient dignes de lui
succéder […].
Janet
est un homme entre quarante-cinq et cinquante ans, distingué, de
bonne humeur, à la conversation agréable et d’une exquise
amabilité. Ses études cliniques sur l’hystérie, les
obsessions et les idées fixes, sont d’un tout premier ordre […].
Georges
Dumas enseigne la psychologie expérimentale à la Sorbonne,
où ce cours est supplémentaire. Il appartient à la
même génération de Janet, étant aussi médecin
spécialiste en maladies nerveuses et mentales. Il disserte avec
une correction et une clarté surprenantes, ayant le type mental
de l’orateur universitaire […].
Au
Congrès International de Psychologie, célébré
à Rome en 1905, un jeune d’un aspect en rien vulgaire attira notre
attention. Grand, robuste, aux yeux de mystique, de longue chevelure, la
barbe copieuse ; une physionomie qui oscillait entre celle d’un Christ
classique et celle d’un conspirateur nihiliste. À Paris, nous l’avons
retrouvé dans plusieurs sociétés scientifiques, et
bientôt nous avons établi une amitié cordiale. Le Docteur
Henri Piéron est l’un des jeunes les plus connus dans le monde scientifique
contemporain, bien qu’il ne porte sur ses épaules qu’une trentaine
d’années […]. Il connaît l’espagnol et consacre une attention
préférentielle aux travaux hispano-américains. Nous
avons été flattés de l’entendre répéter
qu’en Argentine la production est meilleure et plus abondante que dans
tous les autres pays de langue espagnole réunis[6].
Cette
fresque dépeinte par Ingenieros vient à propos pour souligner
à quel point la psychologie
«
scientifique » qui était en train de se développer
en Argentine le faisait en relation étroite avec son homologue française.
La proximité d’Ingenieros d’avec ses collègues d’outre-Atlantique
est d’autant plus importante que cet auteur eut un rôle central dans
la culture argentine et latino-américaine, non seulement en tant
que psychologue, mais aussi en tant qu’intellectuel. Socialiste militant,
il fondera la Revista de Filosofía et publiera d’importants travaux
de sociologie, de criminologie et sur l’histoire des idées argentines.
En 1906, il était en France pour faire quelques conférences.
Il venait également de présider la section de psychologie
pathologique du Cinquième Congrès International de Psychologie,
tenu à Rome en 1905. Les épreuves qu’il était en train
de corriger chez Alcan, prétendument aux côtés de Ribot,
étaient celles de son ouvrage Le Langage musical et ses troubles
hystériques : études de psychologie clinique, qui devait
paraître en 1907[7]. Il y tentait de lier les compétences
musicales à la théorie des localisations cérébrales.
Cette même année, il obtiendra par concours la deuxième
chaire de Psychologie de la Faculté de Philosophie et des Lettres
de l’Université de Buenos Aires, la première étant
toujours occupée par Piñero.
Quant
à sa psychologie, déjà en 1904, sur les traces de
Charcot et de Bernheim, Ingenieros s’occupait de l’hystérie et de
la suggestion, quoique d’un point de vue physiopathologique, proche des
idées de Grasset. D’une certaine manière, avec ses multiples
travaux (qui inclurent aussi des études innovantes sur les psychopathologies
sexuelles et des essais sur l’amour), il contribua à soulever des
problèmes nouveaux, fertilisant à son insu le terrain où
les théories freudiennes sur les névroses allaient bientôt
s’enraciner. Pourtant, le psychiatre d’origine italienne donnait l’impression
de ne connaître le maître viennois que de façon indirecte,
grâce à la fameuse critique que Pierre Janet lui avait consacrée
en 1913. Cette critique fut publiée en Argentine en 1914 – la même
année de sa parution en France –, dans les Archivos de Ciencias
de la Educación dirigés par Víctor Mercante, l’autre
grand référent de la psychologie expérimentale du
début du siècle[8].
En
fait, si la tradition positive établie à Buenos Aires relevait
foncièrement de la clinique médicale, celle qui se développa
à La Plata autour de Víctor Mercante était liée
au domaine d’une éducation qui se voulait scientifique. Mercante
(1870-1934), avait fondé en 1890 le premier laboratoire psychophysiologique
de l’Amérique latine, dans la ville de San Juan, où il dirigeait
une école normale (équivalente aux lycées français).
Ensuite, il sera responsable d’encore une autre école normale, mais
à la province de Buenos Aires, où il commença ses
recherches sur les caractéristiques de l’intelligence infantile
et, en particulier, sur l’aptitude des enfants pour les mathématiques[9].
En 1902, il publia un livre à cet égard, qui fut reconnu
aux Etats-Unis par Stanley Hall, mais aussi en France, où Henri
Piéron lui consacra deux comptes rendus très élogieux[10].
Ce fut le début d’un échange épistolaire extrêmement
amical avec ce dernier, qui devait durer de 1904 à 1910. C’est ainsi
qu’en 1906, lorsque Mercante fut nommé responsable de la Section
Pédagogique de l’UNLP, il écrivit aussitôt à
son collègue français, avec fierté : « J’ai
l’honneur de me mettre à vos ordres, de mon poste de Directeur de
la Section Pédagogique de l’Université Nationale de La Plata
». Dans sa dernière lettre, de 1910, outre le fait de remercier
Piéron de l’envoi de L’Évolution de la mémoire (Paris
: Flammarion), Mercante avouait son « immense admiration pour le
célèbre penseur et conférencier de l’Université
de
Paris
»[11].
L’éclipse
de cette période positiviste, vers la fin des années vingt,
n’entraîna pas pour autant la fin de l’influence française
en Argentine. Si les références théoriques devaient
changer, l’attitude francophile fut constante. Ainsi, par exemple, en 1926,
le philosophe Coriolano Alberini – titulaire du deuxième cours de
Psychologie à l’Université de Buenos Aires entre 1923 et
1943 –, fit une conférence à la Société française
de Philosophie, où il disait :
Quel
a été le rôle de la pensée française
dans la formation de la culture argentine ? J’ai envie de dire qu’elle
a été la seule école à laquelle les intellectuels
argentins pourraient être rattachés […]. Face au fait de la
disparition ou de la diminution de l’influence culturelle espagnole, quel
autre peuple aurait pu être le mentor idéologique de l’Argentine
? De l’Italie, il y avait peu à attendre, si l’on prend en compte
la situation dans laquelle elle se trouvait. Ce fut donc naturel que, pour
des raisons de sympathie politique, pour des raisons d’affinité
linguistique et, enfin, pour le grand prestige de la culture française,
l’Argentine ait tourné les yeux vers la France. Cela explique que
tout le développement argentin, au cours du siècle dernier,
ait été sous l’influence directe de la culture française
et que, lorsque les idées venaient d’autres pays, elles soient arrivées
au Río de La Plata par le biais de l’esprit français, qui
les avait déjà élaborées[12].
Ce
philosophe argentin, qui avait été présenté
à Paris par Xavier Léon, fut en Argentine l’un des porte-drapeaux
de la réaction anti-positiviste. À ce titre, en 1927, étant
déjà doyen de la Faculté de Philosophie et des Lettres,
il devait donner un accueil chaleureux à Charles Blondel, qui y
fit plusieurs conférences, dont la dernière fut consacrée
à la psychanalyse. Cette conférence, publiée dans
la Revista de Filosofía fondée par Ingenieros, fut présentée
par Alberini, qui soulignait l’importance de Bergson dans toute cette affaire[13].
À peine deux ans après la mort d’Ingenieros, si le positivisme
était en plein déclin, la réception de la psychanalyse
continuait à se faire plus au moyen de ses détracteurs français
que de ses admirateurs locaux. Dans cette perspective, par exemple, en
1930, lorsque Nerio Rojas (1890-1971), un psychiatre dynamique, frère
d’un littéraire fameux, fut reçu à Vienne par Freud
lui-même, il ne put s’empêcher de lui parler dans les termes
théoriques qui lui étaient les plus habituels. Rojas, qui
s’était spécialisé à Paris en médecine
légale, avait considéré autrefois que la psychanalyse
était « entre la science et la pornographie »[14]. Mais
il alla tout de même rendre visite au maître viennois, événement
qu’il raconta dans un article paru dans le journal La Nación :
Dès
que j’eus exprimé ma pensée, selon laquelle la doctrine de
Bergson a beaucoup de concordances avec la psychanalyse, je constatai un
brusque changement dans la mimique de mon interlocuteur, qui nia le fait
sans cacher sa gêne. Mes devoirs de respect et de courtoisie m’obligeaient
à reformuler mon affirmation, mais d’autres devoirs de sérieux
intellectuel m’imposaient de la maintenir […][15].
Selon
Rojas, il aurait dit à son hôte que la psychanalyse en pathologie,
de même que le bergsonisme dans la psychologie normale, luttaient
contre un atomisme psychique statique. Tous deux affirmaient
«
la réalité d’un courant psychique dynamique et continu »,
dont l’origine était « en dehors de la conscience et dans
la profondeur de la vie affective ». Ce à quoi Freud aurait
réagi en rappelant ses différences avec Bergson : «
Il est philosophe et moi médecin ; Bergson est défenseur
de la liberté de choix, et moi déterministe ; il propose
l’intuition et moi l’expérience ; il ignore la primauté des
tendances instinctives, telles que je les ai étudiées ».
Selon la conclusion de Rojas, néanmoins, les différences
étaient tout autres : « le bergsonisme est une doctrine lumineuse
à la technique imprécise, alors que la psychanalyse est une
méthode heureuse à la théorie en partie discutable
». En 1939, à l’occasion de la mort de Freud, Rojas devait
insister sur la question, au moyen d’encore un autre article paru dans
La Nación, intitulé cette fois « De Bergson à
Freud ». Il ne s’agissait pas pour lui de mettre en avant «
la condition juive des deux maîtres », mais de rappeler «
une certaine affinité doctrinale », qui plaçait leurs
deux écoles « dans un même courant de pensée
». Encore une fois, en Argentine, la psychanalyse ne pouvait pas
être détachée de la pensée française,
et la pulsion, entre autres concepts, devait être comprise au travers
du prisme de l’« élan vital ».
Vers
la fin de cette même décennie, Ángel Garma et Celes
Cárcamo, un psychiatre espagnol et un psychiatre argentin, devaient
se rencontrer à Paris. Garma réchappait de la Guerre Civile
espagnole, après avoir suivi une formation analytique à Berlin.
Il en profitait pour tisser des liens avec des psychanalystes français,
notamment avec Lagache et Laforgue. Cárcamo, de son côté,
était en analyse avec Paul Schiff, pendant qu’il complétait
sa formation en psychiatrie avec Henri Claude. Selon la légende,
vers 1937, dans un café parisien, tous deux entretinrent les premières
conversations concernant la création éventuelle d’une association
analytique à Buenos Aires. Quoi qu’il en soit, ils allaient bientôt
partir en Argentine, mariés à des femmes françaises.
En 1942, ils devaient participer à la fondation de l’Association
Psychanalytique Argentine (APA), destinée à être, pendant
de longues années, la plus importante de l’Amérique latine.
Dans cette fondation, il y avait aussi un « noyau
local
», dont l’un des quatre membres, Enrique Pichon-Rivière, était
un psychiatre né en Suisse de parents français.
Dans
ce bref récit nous n’avons fait que montrer quelques échantillons
épars de la présence de la pensée française
dans la constitution des discours psychologiques en Argentine, au début
du XXe siècle. Ils contribuent à mettre en évidence
que, avant même le commencement de notre période d’étude,
en 1942, la place hégémonique de la France sur les plans
culturel et disciplinaire était déjà bel et bien établie.
Nous aurions pu aussi illustrer notre propos en faisant allusion aux visites
de Georges Dumas, en 1931 et 1938, à celle de Pierre Janet, en 1932,
ou aux critiques que Jacques Maritain fit à la psychanalyse lors
de ses conférences à Buenos Aires, en 1938. De toute façon,
nous n’aurions pas épuisé les exemples de cette relation
précoce entre la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse
argentines et ses homologues françaises, qui impliquait des zones
de croisement avec la philosophie, la biologie et les sciences sociales.
Nous nous sommes donc contentés de signaler quelques cas particuliers
de cette filiation intellectuelle, restée constante malgré
le passage d’une tradition positiviste et expérimentale à
une autre antipositiviste et plutôt spiritualiste. Tout au long de
notre thèse, nous tenterons de montrer également que, en
Argentine, au travers des mutations et des modes théoriques qui
se succéderont entre 1942 et 1966, la réception privilégiée
de la pensée française sera toujours une invariante, comme
une espèce de toile de fond dans la construction des discours psychologiques.
--------------------------------------------------------------------------------
[1]
Legrand, Ch. (2003). Buenos Aires et ses clins d'œil parisiens. Le Monde,
11 novembre.
[2]
Piñero, H. (1903). La psychologie expérimentale dans la République
Argentine. Bulletin de l’Institut Général Psychologique,
1. Réédité à plusieurs reprises. Cf. Vezzetti,
H. (1989) [comp.]. Freud en Buenos Aires. Buenos Aires : Puntosur ; (1996).
Cuadernos Argentinos de Histoira de la Psicología, 2 (1/2), 270-313.
Nous citons cette dernière édition bilingue, introduite par
Hugo Klappenbach, 239-268.
[3]
Cf. Vermeren, P. (2002). Le Rêve démocratique de la philosophie.
D'une rive à l'autre de l'Atlantique (suivi d'Essai de philosophie
populaire, d'Amédée Jacques). Paris : L'Harmattan.
[4]
Piñero, H. (1903), 282.
[5]
Cf. de Asúa, M. (1986). Influencia de la Facultad de Medicina de
París sobre la de Buenos Aires. Quipu, 3 (1), 79-89. Cité
par Klappenbach, H. (1996), 283. Cf. aussi Stagnaro, J.C. (2000). Acerca
de la recepción e incorporación de las ideas de la psiquiatría
europea en Bs As (1870-1890). In ouvrage collectif, Psiquiatría,
Psicología y Psicoanálisis : Historia y memoria. Buenos Aires
: Polemos, 32-39.
[6]
Ingenieros, J. (1906). Psicólogos Franceses. Journal La Nación,
13 octobre, 5. Cet article a été retrouvé aux Archives
Nationales, plus précisément aux Archives Piéron,
ce qui n’est pas anodin. Probablement, Ingenieros prit-il le soin d’envoyer
la coupure de presse à son nouvel ami. La traduction a été
faite par nos soins, comme celle, désormais, de toutes les citations
tirées d’ouvrages publiés en espagnol ou en anglais.
[7]
Il semblerait que sa conversation avec Ribot l’empêcha de bien faire
son travail, au point que le livre fut attribué à un certain
« Joseph Ingegnieros ».
[8]
Janet, P. (1914). El psico-análisis. Archivos de Ciencias de la
Educación, 1, 175-229. Réédité in Vezzetti,
H. (1989) [comp.].
[9]
Cf. à cet égard Dussel, I. (1996). Victor Mercante. Perspectives
: revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO,
26 (2), 441-458.
[10]
Cf. Mercante, V. (1902). Psicología de la aptitud matemática
del niño. Buenos Aires : Cabaut. Mercante faisait allusion aux comptes
rendus de Piéron dans les lettres qu’il lui adressa le 21 janvier
et le 27 mai 1905. Cf. « Fonds Piéron », Archives nationales,
AP 8.
[11]
Lettre du 11 mai 1906. « Fonds Piéron », Archives nationales,
AP 8.
[12]
Alberini, C. (1926). La pensée française dans la culture
argentine. In Alberini, C. (1994). Problemas de historia de las ideas filosóficas
en la Argentina. Buenos Aires : Secretaría de Cultura de la Nación
(2e édition), 92-93.
[13]
Cf. Vezzetti, H. (1989) [comp.]. Estudio preliminar.
[14]
Rojas, N. (1925). La histeria después de Charcot. Revista de Criminología,
Psiquiatría y Medicina Legal, 12, 458.
[15]
Rojas, N. (1930). Una visita a Freud. Journal La Nación, le 17 mars.
Nous le citons à partir de sa réédition in Vezzetti,
H. (1989) [comp.], 173-178, 175-176.
|