La pensée française en Argentine : le cas des discours psychologiques. Alejandro Dagfal. Juin 2005
Extrait d'une thèse intitulée "Entre Paris et Buenos Aires : la construction des discours psychologiques en Argentine (1942-1966)", dirigée par E. Roudinesco et soutenue à l'Université Paris VII en juin 2005.



« Pour le Parisien qui débarque à Buenos Aires, il n'y a pas d'exotisme latino-américain. Pas vraiment de dépaysement. Les clins d'œil sont partout. Des larges avenues haussmanniennes aux immeubles bourgeois copiés sur ceux de Paris en passant par les statues d'artistes français qui peuplent Buenos Aires, tel Le Penseur de Rodin face au Congrès. On peut soudain se croire à Paris en marchant dans les beaux quartiers de la Recoleta, de Barrio Norte ou de Belgrano. Les vastes espaces verts ont été dessinés par l'architecte Charles Thays et le bois de Palermo est une réplique de celui de Boulogne. 

Les liens sont innombrables. Sur les deux Prix Nobel argentins de médecine, l'un est d'origine française (Paul Houssay), l'autre né à Paris (Luis Federico Leloir). Et c'est encore un Français, l'écrivain Paul Groussac qui dirigea pendant quarante ans la Bibliothèque nationale. Un autre écrivain, Roger Caillois, se trouve en Argentine quand éclate la seconde guerre mondiale et reste vivre à Buenos Aires, sous la protection de Victoria Ocampo, la directrice de la prestigieuse revue littéraire Sur. Il traduira et fera découvrir plus tard Jorge Luis Borges en France. 

L'annonce de la Libération de Paris à Buenos Aires donne une idée de la relation spéciale entre les deux capitales. C'est une foule en liesse qui prend d'assaut la Plaza Francia, entonnant La Marseillaise. « Pour nous tous qui aimons la France comme une patrie spirituelle et qui sommes unis à elle non par le hasard de la naissance mais par libre élection, ce jour sera inoubliable », écrit Victoria Ocampo. 

Cet accord entre Buenos Aires et Paris, c'est aussi l'ombre omniprésente de Lacan dans Villa Freud, le quartier des psychanalystes à Palermo. Ou en retour celle de l'Indien Patoruzu dont s'est inspiré René Goscinny, qui a passé son enfance à Buenos Aires. Dans la populaire bande dessinée créée à la fin des années 1920 par Dante Quinterno, l'ancêtre d'Astérix et d'Obélix est un Indien au grand cœur et doté d'une force surnaturelle. 

La passerelle entre Paris et Buenos Aires, c'est aussi la culture populaire des cafés, aux noms souvent français, à chaque coin de rue, et celle des nombreuses librairies. Les vases communicants sont multiples, à l'image des nouvelles de Julio Cortázar, exilé à Paris, et qui a mélangé les images de sa ville d'adoption avec celles de sa ville 
natale »[1].

Cette chronique, rédigée par une journaliste française il y a deux ans, résume bien à quel point l’Argentine est aujourd’hui, sans aucun doute, le pays le plus francophile de l’Amérique latine. Bien au-delà du domaine psychologique, dans l’histoire de la culture argentine, la présence de la pensée française a été une donnée inaugurale. À l’instar d’autres anciennes colonies espagnoles, au début du XIXe siècle, les promoteurs de l’indépendance de ce pays s’inspirèrent abondamment de la philosophie des Lumières et de l’encyclopédisme. La génération suivante, connue comme celle de 1837, devait puiser aussi bien dans le romantisme français que dans des auteurs issus de la Restauration, comme Alexis de Tocqueville. Dans les années 50 et 60, cette génération allait jeter les bases de l’organisation nationale, mettant fin à des décennies de luttes intestines sanglantes. Ces luttes avaient provoqué l’exil, parmi d’autres, du général José de San Martín, l’un des héros de l’indépendance, qui choisit de s’installer en France en 1822, pour mourir à Boulogne-sur-Mer, en 1850. La génération qui organisa définitivement l’État Nation fut connue comme celle de 1880, date à laquelle la ville de Buenos Aires devint un district fédéral. Cette génération s’inspira particulièrement du positivisme français, en construisant un État moderne sur des bases qui se voulaient scientifiques. Cela fut particulièrement évident dans son projet éducatif, aboutissant à une école laïque et obligatoire, à l’image de l’école républicaine, et à la création d’universités nationales. Mais la proximité des élites gouvernantes avec la France eut aussi des conséquences dans l’architecture, dans les arts et dans les us et coutumes de la bourgeoisie en son ensemble. Cette modernité, périphérique et francophile, fut le trait saillant d’une démocratie libérale, qui réussit étonnamment à intégrer des millions d’immigrants européens, arrivés sous le mot d’ordre « gouverner, c’est peupler ».

Mais nous n’allons pas nous attarder sur l’histoire socioculturelle de l’Argentine, que nous reprendrons au chapitre 6. Ce qui nous intéresse ici c’est de présenter, ne serait-ce que de façon très sommaire, l’importance de la pensée française dans les discours psychologiques, telle qu’elle a été rapportée par les intellectuels argentins les plus importants dans ce domaine, dès le début du XXe siècle. Déjà en 1903, l’un des premiers professeurs de psychologie de l’Université de Buenos Aires, Horacio Piñero (1869-1919), dans une communication faite à Paris, à l’Institut Général Psychologique, disait à propos des Argentins :

Dans la science, Messieurs, nous suivons de très près l’exemple de cette France scientifique, qu’on appelle le cerveau du monde. Sur le plan intellectuel, nous sommes vraiment français ; nous vivons auscultant votre progrès, écoutant vos leçons dans toutes les manifestations de l’intelligence, et j’affirme que nous vous sommes plus obligés qu’à toutes les autres nations du monde réunies, et la raison en est toute simple : au commencement de notre adolescence, ce sont des Français qui dirigèrent nos pas et qui instruisirent les générations qui gouvernent aujourd’hui le pays et qui élèvent notre jeunesse dans les écoles et les universités[2].
Piñero, qui était membre correspondant de la Société de Psychologie de Paris, se référait en particulier à Amédée Jacques, philosophe éclectique, disciple de Victor Cousin (1813-1865). Professeur au collège Louis le Grand depuis 1832 et chargé de cours à l’École normale, Jacques avait fondé, en 1948, la Société démocratique des libres-penseurs, dont il était le vice-président, et son ami Jules Simon, le président. En 1851, le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte lui fit quitter la France. Installé en Argentine après un passage par l’Uruguay, en 1861, il devint recteur du Collège National de Buenos Aires, ainsi que le responsable de la réforme des programmes de l’enseignement secondaire – réforme qui était encore en vigueur à l’époque où Piñero en parlait –. En quelque sorte, outre le modèle éducatif français, Jacques avait amené avec lui son rêve d’une « philosophie populaire », qu’il essaya de transmettre en Argentine[3]. Or, le Jacques que Piñero mettait en valeur n’était plus le penseur éclectique des origines, mais le philosophe qui avait su également transmettre les fondements de la science dite positive. En définissant la psychologie comme une science naturelle et en suivant la tradition psychopathologique française, Piñero, qui était lui-même médecin, s’appuyait autant sur l’expérimentation que sur la clinique. Tout en se réclamant de Ribot, de Charcot et de Janet, il se vantait aussi d’avoir créé le premier laboratoire expérimental de Buenos Aires, en 1898. Mais il situait son entreprise dans un cadre plus général, où l’influence française se faisait sentir dans l’ensemble du champ médical.
Notre Faculté de Médecine, spécialement, est organisé exactement sur le modèle de la vôtre. Tous nos professeurs, titulaires et adjoints, sont venus ici plusieurs fois pour suivre vos leçons et travailler dans vos laboratoires. Quelques-uns ont fait leurs études à la Faculté de Paris, et ont leur diplôme français, comme pour emporter chez nous la marque de votre science[4].
En effet, à partir de 1880, notamment, la médecine française était devenue un modèle privilégié en Argentine. Ainsi, les programmes de la Faculté de Médecine de Buenos Aires étaient souvent calqués sur ceux de son homologue parisienne, de même que les professeurs les plus importants, tantôt avaient obtenu leurs diplômes à la Sorbonne, tantôt y avaient fait des séjours plus ou moins prolongés[5]. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que, en 1906, José Ingenieros (1877-1925), un psychiatre, criminologue et sociologue italo-argentin, emblématique de cette période positiviste, ait fait son voyage initiatique en France. Dans une longue chronique qu’il envoya au journal La Nation, il racontait ses impressions sur le panorama parisien. Toutefois, il ne le faisait pas avec l’étonnement provincial d’un nouvel arrivant, en provenance de la périphérie la plus australe. Loin de là, Ingenieros parlait avec l’assurance d’un intellectuel d’un pays émergent – il ne faut pas oublier qu’à cette date l’Argentine était parmi les dix pays les plus prospères du monde –, prêt à faire des échanges avec ses collègues européens. Lorsqu’il racontait le conflit entre Janet et Binet pour la succession de Ribot au Collège de France, et qu’il présentait d’autres célébrités de la psychologie Française, il le faisait avec la plus grande familiarité.
Janet a une préparation clinique plus importante. Sa culture médicale est grande, ayant fait des études remarquées sur les maladies nerveuses et mentales. Il a des dons d’orateur, et compte plusieurs livres à son actif. Binet est plutôt un homme de laboratoire. Son érudition étant vaste, il préfère les investigations en psychologie pédagogique. Ayant un dévouement exemplaire, il a écrit des livres très estimés. Janet est plus proche de la clinique et un meilleur conférencier ; Binet est un expérimentateur plus adroit […]. Janet fut nommé successeur de Ribot, obtenant une voix de plus que Binet, qui est resté directeur du laboratoire de psychologie expérimentale. Chacun à sa place.

Notre ami Th. Ribot, qui nous a raconté ces détails, pendant que nous corrigions des épreuves dans la librairie d’Alcan, n’a pris parti pour aucun d’entre eux. Tous les deux lui semblaient dignes de lui succéder […].

Janet est un homme entre quarante-cinq et cinquante ans, distingué, de bonne humeur, à la conversation agréable et d’une exquise amabilité. Ses études cliniques sur l’hystérie, les obsessions et les idées fixes, sont d’un tout premier ordre […].

Georges Dumas enseigne la psychologie expérimentale à la Sorbonne, où ce cours est supplémentaire. Il appartient à la même génération de Janet, étant aussi médecin spécialiste en maladies nerveuses et mentales. Il disserte avec une correction et une clarté surprenantes, ayant le type mental de l’orateur universitaire […].

Au Congrès International de Psychologie, célébré à Rome en 1905, un jeune d’un aspect en rien vulgaire attira notre attention. Grand, robuste, aux yeux de mystique, de longue chevelure, la barbe copieuse ; une physionomie qui oscillait entre celle d’un Christ classique et celle d’un conspirateur nihiliste. À Paris, nous l’avons retrouvé dans plusieurs sociétés scientifiques, et bientôt nous avons établi une amitié cordiale. Le Docteur Henri Piéron est l’un des jeunes les plus connus dans le monde scientifique contemporain, bien qu’il ne porte sur ses épaules qu’une trentaine d’années […]. Il connaît l’espagnol et consacre une attention préférentielle aux travaux hispano-américains. Nous avons été flattés de l’entendre répéter qu’en Argentine la production est meilleure et plus abondante que dans tous les autres pays de langue espagnole réunis[6]. 


Cette fresque dépeinte par Ingenieros vient à propos pour souligner à quel point la psychologie 
« scientifique » qui était en train de se développer en Argentine le faisait en relation étroite avec son homologue française. La proximité d’Ingenieros d’avec ses collègues d’outre-Atlantique est d’autant plus importante que cet auteur eut un rôle central dans la culture argentine et latino-américaine, non seulement en tant que psychologue, mais aussi en tant qu’intellectuel. Socialiste militant, il fondera la Revista de Filosofía et publiera d’importants travaux de sociologie, de criminologie et sur l’histoire des idées argentines. En 1906, il était en France pour faire quelques conférences. Il venait également de présider la section de psychologie pathologique du Cinquième Congrès International de Psychologie, tenu à Rome en 1905. Les épreuves qu’il était en train de corriger chez Alcan, prétendument aux côtés de Ribot, étaient celles de son ouvrage Le Langage musical et ses troubles hystériques : études de psychologie clinique, qui devait paraître en 1907[7]. Il y tentait de lier les compétences musicales à la théorie des localisations cérébrales. Cette même année, il obtiendra par concours la deuxième chaire de Psychologie de la Faculté de Philosophie et des Lettres de l’Université de Buenos Aires, la première étant toujours occupée par Piñero.

Quant à sa psychologie, déjà en 1904, sur les traces de Charcot et de Bernheim, Ingenieros s’occupait de l’hystérie et de la suggestion, quoique d’un point de vue physiopathologique, proche des idées de Grasset. D’une certaine manière, avec ses multiples travaux (qui inclurent aussi des études innovantes sur les psychopathologies sexuelles et des essais sur l’amour), il contribua à soulever des problèmes nouveaux, fertilisant à son insu le terrain où les théories freudiennes sur les névroses allaient bientôt s’enraciner. Pourtant, le psychiatre d’origine italienne donnait l’impression de ne connaître le maître viennois que de façon indirecte, grâce à la fameuse critique que Pierre Janet lui avait consacrée en 1913. Cette critique fut publiée en Argentine en 1914 – la même année de sa parution en France –, dans les Archivos de Ciencias de la Educación dirigés par Víctor Mercante, l’autre grand référent de la psychologie expérimentale du début du siècle[8]. 

En fait, si la tradition positive établie à Buenos Aires relevait foncièrement de la clinique médicale, celle qui se développa à La Plata autour de Víctor Mercante était liée au domaine d’une éducation qui se voulait scientifique. Mercante (1870-1934), avait fondé en 1890 le premier laboratoire psychophysiologique de l’Amérique latine, dans la ville de San Juan, où il dirigeait une école normale (équivalente aux lycées français). Ensuite, il sera responsable d’encore une autre école normale, mais à la province de Buenos Aires, où il commença ses recherches sur les caractéristiques de l’intelligence infantile et, en particulier, sur l’aptitude des enfants pour les mathématiques[9]. En 1902, il publia un livre à cet égard, qui fut reconnu aux Etats-Unis par Stanley Hall, mais aussi en France, où Henri Piéron lui consacra deux comptes rendus très élogieux[10]. Ce fut le début d’un échange épistolaire extrêmement amical avec ce dernier, qui devait durer de 1904 à 1910. C’est ainsi qu’en 1906, lorsque Mercante fut nommé responsable de la Section Pédagogique de l’UNLP, il écrivit aussitôt à son collègue français, avec fierté : « J’ai l’honneur de me mettre à vos ordres, de mon poste de Directeur de la Section Pédagogique de l’Université Nationale de La Plata ». Dans sa dernière lettre, de 1910, outre le fait de remercier Piéron de l’envoi de L’Évolution de la mémoire (Paris : Flammarion), Mercante avouait son « immense admiration pour le célèbre penseur et conférencier de l’Université de 
Paris »[11].

L’éclipse de cette période positiviste, vers la fin des années vingt, n’entraîna pas pour autant la fin de l’influence française en Argentine. Si les références théoriques devaient changer, l’attitude francophile fut constante. Ainsi, par exemple, en 1926, le philosophe Coriolano Alberini – titulaire du deuxième cours de Psychologie à l’Université de Buenos Aires entre 1923 et 1943 –, fit une conférence à la Société française de Philosophie, où il disait :

Quel a été le rôle de la pensée française dans la formation de la culture argentine ? J’ai envie de dire qu’elle a été la seule école à laquelle les intellectuels argentins pourraient être rattachés […]. Face au fait de la disparition ou de la diminution de l’influence culturelle espagnole, quel autre peuple aurait pu être le mentor idéologique de l’Argentine ? De l’Italie, il y avait peu à attendre, si l’on prend en compte la situation dans laquelle elle se trouvait. Ce fut donc naturel que, pour des raisons de sympathie politique, pour des raisons d’affinité linguistique et, enfin, pour le grand prestige de la culture française, l’Argentine ait tourné les yeux vers la France. Cela explique que tout le développement argentin, au cours du siècle dernier, ait été sous l’influence directe de la culture française et que, lorsque les idées venaient d’autres pays, elles soient arrivées au Río de La Plata par le biais de l’esprit français, qui les avait déjà élaborées[12].


Ce philosophe argentin, qui avait été présenté à Paris par Xavier Léon, fut en Argentine l’un des porte-drapeaux de la réaction anti-positiviste. À ce titre, en 1927, étant déjà doyen de la Faculté de Philosophie et des Lettres, il devait donner un accueil chaleureux à Charles Blondel, qui y fit plusieurs conférences, dont la dernière fut consacrée à la psychanalyse. Cette conférence, publiée dans la Revista de Filosofía fondée par Ingenieros, fut présentée par Alberini, qui soulignait l’importance de Bergson dans toute cette affaire[13]. À peine deux ans après la mort d’Ingenieros, si le positivisme était en plein déclin, la réception de la psychanalyse continuait à se faire plus au moyen de ses détracteurs français que de ses admirateurs locaux. Dans cette perspective, par exemple, en 1930, lorsque Nerio Rojas (1890-1971), un psychiatre dynamique, frère d’un littéraire fameux, fut reçu à Vienne par Freud lui-même, il ne put s’empêcher de lui parler dans les termes théoriques qui lui étaient les plus habituels. Rojas, qui s’était spécialisé à Paris en médecine légale, avait considéré autrefois que la psychanalyse était « entre la science et la pornographie »[14]. Mais il alla tout de même rendre visite au maître viennois, événement qu’il raconta dans un article paru dans le journal La Nación :

Dès que j’eus exprimé ma pensée, selon laquelle la doctrine de Bergson a beaucoup de concordances avec la psychanalyse, je constatai un brusque changement dans la mimique de mon interlocuteur, qui nia le fait sans cacher sa gêne. Mes devoirs de respect et de courtoisie m’obligeaient à reformuler mon affirmation, mais d’autres devoirs de sérieux intellectuel m’imposaient de la maintenir […][15].
Selon Rojas, il aurait dit à son hôte que la psychanalyse en pathologie, de même que le bergsonisme dans la psychologie normale, luttaient contre un atomisme psychique statique. Tous deux affirmaient 
« la réalité d’un courant psychique dynamique et continu », dont l’origine était « en dehors de la conscience et dans la profondeur de la vie affective ». Ce à quoi Freud aurait réagi en rappelant ses différences avec Bergson : « Il est philosophe et moi médecin ; Bergson est défenseur de la liberté de choix, et moi déterministe ; il propose l’intuition et moi l’expérience ; il ignore la primauté des tendances instinctives, telles que je les ai étudiées ». Selon la conclusion de Rojas, néanmoins, les différences étaient tout autres : « le bergsonisme est une doctrine lumineuse à la technique imprécise, alors que la psychanalyse est une méthode heureuse à la théorie en partie discutable ». En 1939, à l’occasion de la mort de Freud, Rojas devait insister sur la question, au moyen d’encore un autre article paru dans La Nación, intitulé cette fois « De Bergson à Freud ». Il ne s’agissait pas pour lui de mettre en avant « la condition juive des deux maîtres », mais de rappeler « une certaine affinité doctrinale », qui plaçait leurs deux écoles « dans un même courant de pensée ». Encore une fois, en Argentine, la psychanalyse ne pouvait pas être détachée de la pensée française, et la pulsion, entre autres concepts, devait être comprise au travers du prisme de l’« élan vital ». 

Vers la fin de cette même décennie, Ángel Garma et Celes Cárcamo, un psychiatre espagnol et un psychiatre argentin, devaient se rencontrer à Paris. Garma réchappait de la Guerre Civile espagnole, après avoir suivi une formation analytique à Berlin. Il en profitait pour tisser des liens avec des psychanalystes français, notamment avec Lagache et Laforgue. Cárcamo, de son côté, était en analyse avec Paul Schiff, pendant qu’il complétait sa formation en psychiatrie avec Henri Claude. Selon la légende, vers 1937, dans un café parisien, tous deux entretinrent les premières conversations concernant la création éventuelle d’une association analytique à Buenos Aires. Quoi qu’il en soit, ils allaient bientôt partir en Argentine, mariés à des femmes françaises. En 1942, ils devaient participer à la fondation de l’Association Psychanalytique Argentine (APA), destinée à être, pendant de longues années, la plus importante de l’Amérique latine. Dans cette fondation, il y avait aussi un « noyau 
local », dont l’un des quatre membres, Enrique Pichon-Rivière, était un psychiatre né en Suisse de parents français.

Dans ce bref récit nous n’avons fait que montrer quelques échantillons épars de la présence de la pensée française dans la constitution des discours psychologiques en Argentine, au début du XXe siècle. Ils contribuent à mettre en évidence que, avant même le commencement de notre période d’étude, en 1942, la place hégémonique de la France sur les plans culturel et disciplinaire était déjà bel et bien établie. Nous aurions pu aussi illustrer notre propos en faisant allusion aux visites de Georges Dumas, en 1931 et 1938, à celle de Pierre Janet, en 1932, ou aux critiques que Jacques Maritain fit à la psychanalyse lors de ses conférences à Buenos Aires, en 1938. De toute façon, nous n’aurions pas épuisé les exemples de cette relation précoce entre la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse argentines et ses homologues françaises, qui impliquait des zones de croisement avec la philosophie, la biologie et les sciences sociales. Nous nous sommes donc contentés de signaler quelques cas particuliers de cette filiation intellectuelle, restée constante malgré le passage d’une tradition positiviste et expérimentale à une autre antipositiviste et plutôt spiritualiste. Tout au long de notre thèse, nous tenterons de montrer également que, en Argentine, au travers des mutations et des modes théoriques qui se succéderont entre 1942 et 1966, la réception privilégiée de la pensée française sera toujours une invariante, comme une espèce de toile de fond dans la construction des discours psychologiques.
 
 
 

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[1] Legrand, Ch. (2003). Buenos Aires et ses clins d'œil parisiens. Le Monde, 11 novembre.

[2] Piñero, H. (1903). La psychologie expérimentale dans la République Argentine. Bulletin de l’Institut Général Psychologique, 1. Réédité à plusieurs reprises. Cf. Vezzetti, H. (1989) [comp.]. Freud en Buenos Aires. Buenos Aires : Puntosur ; (1996). Cuadernos Argentinos de Histoira de la Psicología, 2 (1/2), 270-313. Nous citons cette dernière édition bilingue, introduite par Hugo Klappenbach, 239-268.

[3] Cf. Vermeren, P. (2002). Le Rêve démocratique de la philosophie. D'une rive à l'autre de l'Atlantique (suivi d'Essai de philosophie populaire, d'Amédée Jacques). Paris : L'Harmattan.

[4] Piñero, H. (1903), 282.

[5] Cf. de Asúa, M. (1986). Influencia de la Facultad de Medicina de París sobre la de Buenos Aires. Quipu, 3 (1), 79-89. Cité par Klappenbach, H. (1996), 283. Cf. aussi Stagnaro, J.C. (2000). Acerca de la recepción e incorporación de las ideas de la psiquiatría europea en Bs As (1870-1890). In ouvrage collectif, Psiquiatría, Psicología y Psicoanálisis : Historia y memoria. Buenos Aires : Polemos, 32-39.

[6] Ingenieros, J. (1906). Psicólogos Franceses. Journal La Nación, 13 octobre, 5. Cet article a été retrouvé aux Archives Nationales, plus précisément aux Archives Piéron, ce qui n’est pas anodin. Probablement, Ingenieros prit-il le soin d’envoyer la coupure de presse à son nouvel ami. La traduction a été faite par nos soins, comme celle, désormais, de toutes les citations tirées d’ouvrages publiés en espagnol ou en anglais.

[7] Il semblerait que sa conversation avec Ribot l’empêcha de bien faire son travail, au point que le livre fut attribué à un certain « Joseph Ingegnieros ».

[8] Janet, P. (1914). El psico-análisis. Archivos de Ciencias de la Educación, 1, 175-229. Réédité in Vezzetti, H. (1989) [comp.].

[9] Cf. à cet égard Dussel, I. (1996). Victor Mercante. Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO, 26 (2), 441-458.

[10] Cf. Mercante, V. (1902). Psicología de la aptitud matemática del niño. Buenos Aires : Cabaut. Mercante faisait allusion aux comptes rendus de Piéron dans les lettres qu’il lui adressa le 21 janvier et le 27 mai 1905. Cf. « Fonds Piéron », Archives nationales, AP 8. 

[11] Lettre du 11 mai 1906. « Fonds Piéron », Archives nationales, AP 8.

[12] Alberini, C. (1926). La pensée française dans la culture argentine. In Alberini, C. (1994). Problemas de historia de las ideas filosóficas en la Argentina. Buenos Aires : Secretaría de Cultura de la Nación (2e édition), 92-93. 

[13] Cf. Vezzetti, H. (1989) [comp.]. Estudio preliminar.

[14] Rojas, N. (1925). La histeria después de Charcot. Revista de Criminología, Psiquiatría y Medicina Legal, 12, 458.

[15] Rojas, N. (1930). Una visita a Freud. Journal La Nación, le 17 mars. Nous le citons à partir de sa réédition in Vezzetti, H. (1989) [comp.], 173-178, 175-176.