I
L’Argentine
est un pays d’immigration. On peut évoquer cet écrivain qui
disait que les Mexicains descendaient des Aztèques, que les Péruviens
descendaient des Incas et que les Argentins descendaient … des bateaux
! Entre 1870 et 1930 sont arrivés six millions d’immigrants à
ce pays peuplé de quelques indiens nomades et de créoles
castillans à la culture anglaise, si bien que dans le Buenos Aires
de 1890 un habitant sur deux était étranger.

On
l’aurait voulue « choisie », cette immigration, d’après
la première constitution de 1853 qui en fixait les modalités
(art.25) ; ils sont venus cependant de tous les horizons : Basques, Catalans,
Galiciens, Milanais, Siciliens, Aveyronnais, Bavarois… Paysans, portuaires,
artisans. Des juifs persécutés en Russie, des commerçants
arabes, des orthodoxes de la mer Baltique… Ils échappaient à
la misère de leurs régions, certes, mais pas seulement :
on aurait tort d’oublier l’esprit épique, ulyssien, qui gouverne
la démarche de tous ceux qui tranchent pour l’expatriation. Une
aventure qui suppose d’embrasser l’illusion psychotique, -humaine-, de
pouvoir exister en dédaignant les bagages historiques, en défaisant
les liens comme on dénoue ses amarres dans un vieux port, en déniant
la mort et les vivants. Traversé par un seul temps, celui d’un instant
infini qui enferme dans son abîme –follement- un futur qui ne peut
être que lumineux. Un temps sans dettes où tout est crédit.
Cet « état maniaque » du conquérant des nouveaux
mondes (et le monde est toujours nouveau pour l’arrivant !) trouve son
exemple le plus pathétique dans l’épopée d’Orélie-Antoine
de Tounens, bien racontée par Jean Raspail, qui quitte en 1860 son
Périgord natal pour réclamer le titre de Roi de Patagonie
et d’Aracaunie auprès de la réticence hagarde des indiens
et du vent sans échos du désert austral. Ce roi intérieur,
non confessé, constituait aussi la trousse de voyage de ces immigrants.
Cette
crise fondatrice de l’état argentin, cette hétérogénéité
confuse de ses origines, expliquerait, d’après certains exégètes
avertis, les avatars tragiques d’une nation qui ne put pas, encore, trouver
son identité. D’autres, avec autant de solidité argumentaire,
invoquent la réussite créative du métissage qui a
su produire la singularité culturelle de ce pays latinoaméricain,
le cosmopolitisme naturalisé de sa capitale, la beauté colorée
des filles argentines, et la force pulsionnelle du tango.
Le
tango est donc le fruit de cette effervescence fondatrice et changeante,
de cette pâte sociale en perpétuel malaxage qui tarde à
rentrer dans le four pour la cuisson finale. L’émergence du tango
suivra de front deux mouvements gestationnaires du pays : l’assimilation
de ces courants immigratoires d’une part, et l’exode de la population rurale
vers les villes, d’autre part. D’un côté, l’étranger
de la mer qui rêvant des Pampas arpente les ruelles portuaires de
Buenos Aires ; de l’autre, le gaucho qui, égaré dans son
errance, découvre les confins des terres fermes dans les réverbères
électriques des mêmes ruelles grouillantes. Nos deux personnages
n’ont rien de mélancoliques. Ils avancent d’un pas ferme et défiant.
Ils finissent par se croiser, se retrouver. Où est-ce qu’ils se
retrouvent : dans les bordels. Et c’est la fête. Les premiers tangos
(qu’ils y inventent), joués à la guitare et dansés
entre hommes, sont un passe-temps dans ces maisons de gaieté. Les
figures de danse anticipent par imitation ce qui va se passer dans les
lits et les paroles paillardes échauffent l’ambiance et chantent
le triomphe d’une sexualité débridée. Il n’y a pas
lieu pour la plainte, personne ne veut changer le monde extérieur
ni se souvenir des manques. En effet, le tango s’invente sur la chance
de ce qui est et non sur la douleur de ce qui n’est pas. Il est léger,
allègre, vulgaire, désinhibé, immoral, innocent.
Le
héros populaire de ce tango primitif est un personnage bien caractérisé
: macho arrogant à la silhouette fine et à la tenue étriquée
et maniérée, petit chapeau sur la tête, œillet sur
l’oreille, visage enfumé et foulard au cou. Il roule des mécaniques
et cherche à tous les coins de rue la bagarre alliant, « comme
chez les tigres, la grâce à la cruauté » (JL
Borges). Un hybride du Sicilien mafioso, du gaucho parvenu et du Dandy
du nouveau Buenos Aires.
Ce
tango a une date de naissance assez précise : l’année 1890.
Mais sa filiation musicale est bien douteuse et difficile à préciser
entre les influences qu’exercèrent sur la milonga du folklore créole
le candombé africain, la zarzuela espagnole, la polka et la habanera
(très prisée dans l’Espagne du XIXè siècle).
Jorge
Luis Borges, bien qu’il reconnaisse le lupanar comme espace de gestation
du tango, bien qu’il accepte de réunir la capacité belliqueuse
avec l’instinct sexuel, choisit le courage et la hardiesse plutôt
que l’érotique des corps pour désigner la racine du tango.
Il oublie le bordel et préfère le duel, le sang, le caractère
apache (malevo) et bagarreur (pendenciero) par dessus l’esprit lascif. |
 |
Le tango
des origines exhibe bien dans ses paroles cet aspect sexuel et violent
à la fois. Machisme actif à l’égard d’une femme-objet-sexuel
et rivalité meurtrière entre hommes. Son rythme est concordant
: rapide, sautillant et syncopé. Ce tango-là se danse avec
« cortes y quebradas » : interruptions du mouvement qui permettent
des variations sur place, des tours et des contorsions aboutissant à
des positions très cambrées de la femme. Au rythme du 2/4,
qui est celui de l’habanera, l’homme ne cesse d’avancer et la femme est
portée vers l’arrière. Dans cette figure, la femme pourtant
échappe plus qu’elle ne s’y soumet. Le tout se dit en tons majeurs.
Or,
dans le Buenos Aires de cette fin de siècle, cette danse est proscrite.
Sa liberté déchaînée, « maniaque »,
a donc des limites bien précises : les murs des maisons de tolérance.
Mais deux facteurs contribuent fortement à sa première vague
de diffusion : le fait que le jeune bourgeois de bonne famille, contraint
par la morale sexuelle du positivisme hygiéniste -peut-être
des plus hypocrites- fréquente malgré tout les bals troubles
des bas quartiers. Puis, il ne lui est pas difficile d’en trouver un :
la capitale argentine compte à l’époque 239 établissements
scolaires, 16 temples catholiques importants, autant d’autres d’importance
mineure … et 6.000 maisons à la lanterne rouge ! La peste est irréfrénable.
Malgré les mesures d’assainissement de l’élite au pouvoir,
malgré l’adhésion sans conteste de l’intelligentsia argentine
aux idées morales de l’hygiénisme incarnées localement
par les écrits répressifs des premiers psychiatres Ramos
Mejía (1842-1914) et José Ingénieros (1877-1925),
le commerce sexuel polymorphe est florissant dans cette Nouvelle Gomorrhe.

II
Cependant,
ces attaques et cette pression extérieure ne sont pas vaines et,
ajointées à la popularité des plus en plus avouée
du tango, finissent par exercer une énorme influence sur l’évolution
de cette danse. Au fur et à mesure qu’une nouvelle porte -plus digne-
s’ouvre à ses rythmes diaboliques, le tango perd de son âme
toute-puissante et accepte de refouler ses passions premières, de
sublimer une part de son plaisir. Pour survivre, il va porter le smoking
et la brillantine de la civilisation.
Et
dans ce cheminement, le tango passe d’un extrême à l’autre,
du discours libertin et extraverti aux paroles qui affirment des valeurs
morales complètement à l’opposé dans lesquelles le
plaisir se transmute en condamnation et la réjouissance en mélancolie.
Il ne sera plus question de cocottes ni de ruffians, mais de l’amour, de
l’abandon, de la mère, de la patrie, les amis et l’alcool. Il y
aura même des tangos « didactiques » qui préviendront
ceux qui mènent une vie licencieuse des dérives de la débauche.
Ce qui était source de joie et de plaisir reçoit maintenant
répudiation ou condescendance. La femme de vie légère
est maintenant plainte et maudite à la fois. Elle, de son côté,
à l’instar de Marie Madeleine troque sa faute pour la vertu et devient
l’idéalisation parfaite de la mère.
Lui,
notre héros, quand il ne condamne pas, avoue ses faiblesses, sa
misère spirituelle et la futilité des joies de la vie qui
cachent mal son désespoir de retrouver l’objet merveilleux qu’il
a définitivement perdu. S’il ne pleure pas, il s’offre introspectivement
une plaisanterie sarcastique. Le tango est désormais grave, triste,
raffiné, inhibé, moral, coupable.
L’introduction
du bandonéon (1910), qui prend la place de la guitare et des violons,
contribue à donner ce ton mélancolique avec ses notes basses
et obscures, au souffle long et douloureux. Le piano le tirera des rues
et l’ennoblira dans les salons. Le rythme se ralentit, de 2/4 à
4/8 ; le mouvement est fluide, sensuel, élégant, sans «
cortes » ni « quebradas ». La musique tridimensionalise
l’espace pour accueillir un nouveau temps prétérite, celui
de la perte, alors que le futur fait maintenant rayonner l’impossibilité
de la réparation.
L’année
1913 est l’année du baptême pour ce nouveau tango : à
Buenos Aires, dans le restaurant et cabaret chic Armenonville, sont lancés
Carlos Gardel (11 décembre 1890-24 juin 1935) et Razzano ; à
Paris, le Palais des Glaces, près de la Bastille, organise un grand
concours de tango. Le couple gagnant y dansa 62 tangos d'affilée!
L'aristocratie parisienne accueille donc avec enthousiasme cette danse
qui vient dans ses soirées remplacer le boston. L’élite argentine
peut maintenant le reconnaître.
D’un
milieu social à un autre, radicalement. Mais ce n’est pas seulement
la porte d’en face qui s’ouvre dorénavant au pauvre des faubourgs
et à sa musique pittoresque, c’est le même immigré
embourgeoisé qui peut quitter le « conventillo » (lieu
commun d’hébergement et de vie de jusqu’à 35 chambres organisées
autour d’un grand patio) qui rentre avec elle dans son nouveau foyer avec
les nouveaux meubles et ses nouveaux principes. A peine plus tard, ce sont
ses enfants qui, dans un Buenos Aires de progrès et d’enrichissement,
connaîtront le champagne, le français et les mondanités.
Carlos Gardel, fils naturel d’une repasseuse toulousaine établi
dans les quartiers pauvres, beau, souriant et gominé, incarne cette
ascension.
L’invention
du gramophone et du disque, vers 1917, délivre le tango définitivement
de son étiquette péjorative de musique et danse suspecte
et le consacre comme un véritable phénomène de culture
populaire.
Ainsi,
le revirement en 180° du tango correspondrait-il à ces rapides
transformations sociales et au jeu des prépondérances de
classes ; mais aussi à une sorte d’introject mélancolique
qui frappe maintenant cette nouvelle population du Rio de La Plata (oserions-nous
le rapprocher à l’avidité envieuse des premiers temps de
la « conquête » ?)
Par
ailleurs, l’âme triste du nouveau poète semble aussi avoir
mûri et, malgré le bonheur acquis, ne plus dénier le
port de départ, la guerre qui s’abat sur ses proches restés
en Europe, la dette avec ses aïeux. Pour beaucoup d’autres, c’est
la désillusion, la fin d’un rêve et les échecs qui
domineront le principe de réalité.
III
Le
tango continue d’évoluer et poursuit son chemin sublimatoire (au
point de voir arriver un tango-chanson (1935-1940), qu’on écoute
; et plus tard (1960) celui de Piazzolla, élève de Nadia
Boulanger, avec une musique qui s’autonomise sous l’influence du jazz,
de Bartok et de Stravinsky, loin –bien loin- de la chair).
Mais,
pour ce qui est du « tango-danse » dans son esthétique
actuelle, il garde dans son mystère et sa magie une mixité
structurale de cette bipolarité que son historique nous permet d’identifier.
Deux visages collés, inséparables, tel Janus, que Discépolo
définit « comme une pensée triste qui se danse ».
Son langage argotique, le lunfardo, malgré des paroles moralisantes,
maintient vivant son caractère marginal et accroche la voix du chanteur
à la rudesse de jadis; sa musique, bien que fluidisée, rappelle
son pacte faustien avec la volupté ; et sa danse, devenue plus prévisible,
prudente et intimiste, est cependant obligée, pour garder son appellation,
de se livrer à l’improvisation permanente, donnant un supplément
d’âme à la complicité de ce couple qui, lui, reste
toujours bien enlacé.
Bibliographie
-Varela
Gustavo, Mal de Tango: historia y genealogía moral de la música
ciudadana. Buenos Aires, Paidós Diagonales, 2005.
-Sábato
Ernesto, Tango, discusión y clave. Buenos Aires, editorial Losada,
2005.
-Londres
Albert, Le chemin de Buenos Aires (La traite des blanches). Paris, Le Serpent
à Plumes, 1994.
-De
Titto Ricardo, Los hechos que cambiaron la historia argentina en el siglo
XX. Buenos Aires, El Ateneo, 2006.
-Academia
Argentina de Letras, Diccionario del habla de los argentinos. Buenos Aires,
Espasa, 2003.
-Plisson
Michel. Tango. Du noir au blanc. Paris, Cité de la Musique/ Actes
Sud, 2è édition, 2004.
-Fumagalli
Mónica. Jorge Luis Borges y el tango. Buenos Aires, Abrazos books,
2004.