Le tango : Une rencontre des extrêmes

Martin Reca

mai 2006


 
 
 
I

L’Argentine est un pays d’immigration. On peut évoquer cet écrivain qui disait que les Mexicains descendaient des Aztèques, que les Péruviens descendaient des Incas et que les Argentins descendaient … des bateaux ! Entre 1870 et 1930 sont arrivés six millions d’immigrants à ce pays peuplé de quelques indiens nomades et de créoles castillans à la culture anglaise, si bien que dans le Buenos Aires de 1890 un habitant sur deux était étranger.

On l’aurait voulue « choisie », cette immigration, d’après la première constitution de 1853 qui en fixait les modalités (art.25) ; ils sont venus cependant de tous les horizons : Basques, Catalans, Galiciens, Milanais, Siciliens, Aveyronnais, Bavarois… Paysans, portuaires, artisans. Des juifs persécutés en Russie, des commerçants arabes, des orthodoxes de la mer Baltique… Ils échappaient à la misère de leurs régions, certes, mais pas seulement : on aurait tort d’oublier l’esprit épique, ulyssien, qui gouverne la démarche de tous ceux qui tranchent pour l’expatriation. Une aventure qui suppose d’embrasser l’illusion psychotique, -humaine-, de pouvoir exister en dédaignant les bagages historiques, en défaisant les liens comme on dénoue ses amarres dans un vieux port, en déniant la mort et les vivants. Traversé par un seul temps, celui d’un instant infini qui enferme dans son abîme –follement- un futur qui ne peut être que lumineux. Un temps sans dettes où tout est crédit. Cet « état maniaque » du conquérant des nouveaux mondes (et le monde est toujours nouveau pour l’arrivant !) trouve son exemple le plus pathétique dans l’épopée d’Orélie-Antoine de Tounens, bien racontée par Jean Raspail, qui quitte en 1860 son Périgord natal pour réclamer le titre de Roi de Patagonie et d’Aracaunie auprès de la réticence hagarde des indiens et du vent sans échos du désert austral. Ce roi intérieur, non confessé, constituait aussi la trousse de voyage de ces immigrants.

Cette crise fondatrice de l’état argentin, cette hétérogénéité confuse de ses origines, expliquerait, d’après certains exégètes avertis, les avatars tragiques d’une nation qui ne put pas, encore, trouver son identité. D’autres, avec autant de solidité argumentaire, invoquent la réussite créative du métissage qui a su produire la singularité culturelle de ce pays latinoaméricain, le cosmopolitisme naturalisé de sa capitale, la beauté colorée des filles argentines, et la force pulsionnelle du tango.

Le tango est donc le fruit de cette effervescence fondatrice et changeante, de cette pâte sociale en perpétuel malaxage qui tarde à rentrer dans le four pour la cuisson finale. L’émergence du tango suivra de front deux mouvements gestationnaires du pays : l’assimilation de ces courants immigratoires d’une part, et l’exode de la population rurale vers les villes, d’autre part. D’un côté, l’étranger de la mer qui rêvant des Pampas arpente les ruelles portuaires de Buenos Aires ; de l’autre, le gaucho qui, égaré dans son errance, découvre les confins des terres fermes dans les réverbères électriques des mêmes ruelles grouillantes. Nos deux personnages n’ont rien de mélancoliques. Ils avancent d’un pas ferme et défiant. Ils finissent par se croiser, se retrouver. Où est-ce qu’ils se retrouvent : dans les bordels. Et c’est la fête. Les premiers tangos (qu’ils y inventent), joués à la guitare et dansés entre hommes, sont un passe-temps dans ces maisons de gaieté. Les figures de danse anticipent par imitation ce qui va se passer dans les lits et les paroles paillardes échauffent l’ambiance et chantent le triomphe d’une sexualité débridée. Il n’y a pas lieu pour la plainte, personne ne veut changer le monde extérieur ni se souvenir des manques. En effet, le tango s’invente sur la chance de ce qui est et non sur la douleur de ce qui n’est pas. Il est léger, allègre, vulgaire, désinhibé, immoral, innocent.

Le héros populaire de ce tango primitif est un personnage bien caractérisé : macho arrogant à la silhouette fine et à la tenue étriquée et maniérée, petit chapeau sur la tête, œillet sur l’oreille, visage enfumé et foulard au cou. Il roule des mécaniques et cherche à tous les coins de rue la bagarre alliant, « comme chez les tigres, la grâce à la cruauté » (JL Borges). Un hybride du Sicilien mafioso, du gaucho parvenu et du Dandy du nouveau Buenos Aires.

Ce tango a une date de naissance assez précise : l’année 1890.  Mais sa filiation musicale est bien douteuse et difficile à préciser entre les influences qu’exercèrent sur la milonga du folklore créole le candombé africain, la zarzuela espagnole, la polka et la habanera (très prisée dans l’Espagne du XIXè siècle). 

Jorge Luis Borges, bien qu’il reconnaisse le lupanar comme espace de gestation du tango, bien qu’il accepte de réunir la capacité belliqueuse avec l’instinct sexuel, choisit le courage et la hardiesse plutôt que l’érotique des corps pour désigner la racine du tango. Il oublie le bordel et préfère le duel, le sang, le caractère apache (malevo) et bagarreur (pendenciero) par dessus l’esprit lascif.
Le tango des origines exhibe bien dans ses paroles cet aspect sexuel et violent à la fois. Machisme actif à l’égard d’une femme-objet-sexuel et rivalité meurtrière entre hommes. Son rythme est concordant : rapide, sautillant et syncopé. Ce tango-là se danse avec « cortes y quebradas » : interruptions du mouvement qui permettent des variations sur place, des tours et des contorsions aboutissant à des positions très cambrées de la femme. Au rythme du 2/4, qui est celui de l’habanera, l’homme ne cesse d’avancer et la femme est portée vers l’arrière. Dans cette figure, la femme pourtant échappe plus qu’elle ne s’y soumet. Le tout se dit en tons majeurs.

Or, dans le Buenos Aires de cette fin de siècle, cette danse est proscrite. Sa liberté déchaînée, « maniaque », a donc des limites bien précises : les murs des maisons de tolérance. Mais deux facteurs contribuent fortement à sa première vague de diffusion : le fait que le jeune bourgeois de bonne famille, contraint par la morale sexuelle du positivisme hygiéniste -peut-être des plus hypocrites- fréquente malgré tout les bals troubles des bas quartiers. Puis, il ne lui est pas difficile d’en trouver un : la capitale argentine compte à l’époque 239 établissements scolaires, 16 temples catholiques importants, autant d’autres d’importance mineure … et 6.000 maisons à la lanterne rouge ! La peste est irréfrénable. Malgré les mesures d’assainissement de l’élite au pouvoir, malgré l’adhésion sans conteste de l’intelligentsia argentine aux idées morales de l’hygiénisme incarnées localement par les écrits répressifs des premiers psychiatres Ramos Mejía (1842-1914) et José Ingénieros (1877-1925), le commerce sexuel polymorphe est florissant dans cette Nouvelle Gomorrhe.

II

Cependant, ces attaques et cette pression extérieure ne sont pas vaines et, ajointées à la popularité des plus en plus avouée du tango, finissent par exercer une énorme influence sur l’évolution de cette danse. Au fur et à mesure qu’une nouvelle porte -plus digne- s’ouvre à ses rythmes diaboliques, le tango perd de son âme toute-puissante et accepte de refouler ses passions premières, de sublimer une part de son plaisir. Pour survivre, il va porter le smoking et la brillantine de la civilisation.

Et dans ce cheminement, le tango passe d’un extrême à l’autre, du discours libertin et extraverti aux paroles qui affirment des valeurs morales complètement à l’opposé dans lesquelles le plaisir se transmute en condamnation et la réjouissance en mélancolie. Il ne sera plus question de cocottes ni de ruffians, mais de l’amour, de l’abandon, de la mère, de la patrie, les amis et l’alcool. Il y aura même des tangos « didactiques » qui préviendront ceux qui mènent une vie licencieuse des dérives de la débauche. Ce qui était source de joie et de plaisir reçoit maintenant répudiation ou condescendance. La femme de vie légère est maintenant plainte et maudite à la fois. Elle, de son côté, à l’instar de Marie Madeleine troque sa faute pour la vertu et devient l’idéalisation parfaite de la mère.

Lui, notre héros, quand il ne condamne pas, avoue ses faiblesses, sa misère spirituelle et la futilité des joies de la vie qui cachent mal son désespoir de retrouver l’objet merveilleux qu’il a définitivement perdu. S’il ne pleure pas, il s’offre introspectivement une plaisanterie sarcastique. Le tango est désormais grave, triste, raffiné, inhibé, moral, coupable.

L’introduction du bandonéon (1910), qui prend la place de la guitare et des violons, contribue à donner ce ton mélancolique avec ses notes basses et obscures, au souffle long et douloureux. Le piano le tirera des rues et l’ennoblira dans les salons. Le rythme se ralentit, de 2/4 à 4/8 ; le mouvement est fluide, sensuel, élégant, sans « cortes » ni « quebradas ». La musique tridimensionalise l’espace pour accueillir un nouveau temps prétérite, celui de la perte, alors que le futur fait maintenant rayonner l’impossibilité de la réparation.

L’année 1913 est l’année du baptême pour ce nouveau tango : à Buenos Aires, dans le restaurant et cabaret chic Armenonville, sont lancés Carlos Gardel (11 décembre 1890-24 juin 1935) et Razzano ; à Paris, le Palais des Glaces, près de la Bastille, organise un grand concours de tango. Le couple gagnant y dansa 62 tangos d'affilée! L'aristocratie parisienne accueille donc avec enthousiasme cette danse qui vient dans ses soirées remplacer le boston. L’élite argentine peut maintenant le reconnaître.

D’un milieu social à un autre, radicalement. Mais ce n’est pas seulement la porte d’en face qui s’ouvre dorénavant au pauvre des faubourgs et à sa musique pittoresque, c’est le même immigré embourgeoisé qui peut quitter le « conventillo » (lieu commun d’hébergement et de vie de jusqu’à 35 chambres organisées autour d’un grand patio) qui rentre avec elle dans son nouveau foyer avec les nouveaux meubles et ses nouveaux principes. A peine plus tard, ce sont ses enfants qui, dans un Buenos Aires de progrès et d’enrichissement, connaîtront le champagne, le français et les mondanités. Carlos Gardel, fils naturel d’une repasseuse toulousaine établi dans les quartiers pauvres, beau, souriant et gominé, incarne cette ascension.

L’invention du gramophone et du disque, vers 1917, délivre le tango définitivement de son étiquette péjorative de musique et danse suspecte et le consacre comme un véritable phénomène de culture populaire.

Ainsi, le revirement en 180° du tango correspondrait-il à ces rapides transformations sociales et au jeu des prépondérances de classes ; mais aussi à une sorte d’introject mélancolique qui frappe maintenant cette nouvelle population du Rio de La Plata (oserions-nous le rapprocher à l’avidité envieuse des premiers temps de la « conquête » ?)

Par ailleurs, l’âme triste du nouveau poète semble aussi avoir mûri et, malgré le bonheur acquis, ne plus dénier le port de départ, la guerre qui s’abat sur ses proches restés en Europe, la dette avec ses aïeux. Pour beaucoup d’autres, c’est la désillusion, la fin d’un rêve et les échecs qui domineront le principe de réalité.

III

Le tango continue d’évoluer et poursuit son chemin sublimatoire (au point de voir arriver un tango-chanson (1935-1940), qu’on écoute ; et plus tard (1960) celui de Piazzolla, élève de Nadia Boulanger, avec une musique qui s’autonomise sous l’influence du jazz, de Bartok et de Stravinsky, loin –bien loin- de la chair).
Mais, pour ce qui est du « tango-danse » dans son esthétique actuelle, il garde dans son mystère et sa magie une mixité structurale de cette bipolarité que son historique nous permet d’identifier. Deux visages collés, inséparables, tel Janus, que Discépolo définit « comme une pensée triste qui se danse ». Son langage argotique, le lunfardo, malgré des paroles moralisantes, maintient vivant son caractère marginal et accroche la voix du chanteur à la rudesse de jadis; sa musique, bien que fluidisée, rappelle son pacte faustien avec la volupté ; et sa danse, devenue plus prévisible, prudente et intimiste, est cependant obligée, pour garder son appellation, de se livrer à l’improvisation permanente, donnant un supplément d’âme à la complicité de ce couple qui, lui, reste toujours bien enlacé.

Bibliographie

-Varela Gustavo, Mal de Tango: historia y genealogía moral de la música ciudadana. Buenos Aires, Paidós Diagonales, 2005.

-Sábato Ernesto, Tango, discusión y clave. Buenos Aires, editorial Losada, 2005.

-Londres Albert, Le chemin de Buenos Aires (La traite des blanches). Paris, Le Serpent à Plumes, 1994.

-De Titto Ricardo, Los hechos que cambiaron la historia argentina en el siglo XX. Buenos Aires, El Ateneo, 2006.

-Academia Argentina de Letras, Diccionario del habla de los argentinos. Buenos Aires, Espasa, 2003.

-Plisson Michel. Tango. Du noir au blanc. Paris, Cité de la Musique/ Actes Sud, 2è édition, 2004.

-Fumagalli Mónica. Jorge Luis Borges y el tango. Buenos Aires, Abrazos books, 2004.