Mercredi
10 JUIN 2009 de 9H à 17H
MAISON
DE L’AMERIQUE LATINE
217,
Boulevard Saint-Germain, Paris, 75007
IDENTITES
RESTITUEES DES « DISPARUS VIVANTS »
Susana
Elkin
Je
vais m’appuyer sur la citation que nous a proposée Eduardo Mahieu
pour lancer ce colloque. « The time is out of joint », phrase
dite par Hamlet, à la fin de l’acte I scène V. C’est
une phrase que le malheureux prince prononce à la suite de sa rencontre
avec le spectre, le ghost, qui lui annonce la vérité autour
de sa disparition : Le spectre du père, roi du Danemark, lui
explique comment il est mort, comment celui qui occupe actuellement sa
place, autant auprès du peuple qu’auprès de sa mère
est une place usurpée basée sur un assassinat et une trahison.
Cette découverte par Hamlet est le début de la tragédie
de Shakespeare que vous connaissez tous.
Une
des traductions possibles, de la phrase citée, vous imaginez le
débat autour de la traduction est : « Le temps est hors des
gonds. (1) » (Yves Bonnefoy) , « le temps
est détraqué » (Malaparte). Aventurons nous dans
les mots qui suivent : « O sort maudit qui veut que je sois né
pour le rejointer » Pour« rejointer » ce temps, qui est
désajusté et le mettre à l’endroit, comme il se doit.
Hamlet maudit le fait qu’il soit né, et désigné pour
« rejointer » ce moment distordu . Moment détraqué
ou ce qui ne devait jamais arriver est arrivée. C’est lui, l’enfant,
qui porte la tâche maudite de mettre les choses dans le bon ordre.
Hamlet doit restituer l’ordre de l’histoire à son peuple : un roi
est assassiné, le peuple doit connaître la vérité
et la justice doit se faire. Parallèlement se joue son
propre lien à ses parents, à son choix amoureux, enfin son
rapport au désir et à la jouissance. Je vous renvois au développement
de Jacques Lacan qui en 1959, continuant le chemin ouvert par Freud, à
suivi les traces de Hamlet sur les méandres du désir de l’homme,
son rapport au père, à la mère, à la sexualité,
à la mort.
Mais
aujourd’hui je vais vous parler d’un sujet contemporain, de chair et d’os,
qui est le fruit d’un moment historique « détraqué
» pour utiliser le mot cité, et qui résume à
lui tout seul une partie de l’histoire de son pays, sa propre histoire
et comment il est appelé à la résoudre. Un sujet qui
comme Hamlet est appelé à agir pour rétablir un ordre
détourné, un ordre historique qui a disjoncté, où
le totalitarisme d’ état l’a mis dans une situation extra-ordinaire.
(dans le sens bien entendu où l’ordre n’est pas respecté)
Il
s’agit d’évoquer auprès de vous le vol d’enfants pendant
la dernière dictature en argentine. Vous savez que pendant cette
sombre période (1975-83) il y a eu 30000 disparus. Parmi ses disparus
il y avait des enfants séquestrés avec leurs parents, et
des femmes enceintes. Certains enfants ont disparu, d’autres tués,
quelques uns (peu) ont été rendus à leurs familles,
d’autres enfants étaient laissés abandonnés dans des
jardins publiques ou laissés à la va vite dans des orphelinats.
Les femmes enceintes accouchaient dans des maternités qui fonctionnaient
dans les camps clandestins de détentions ou étaient enfermées
les jeunes mères. La plupart des bébés qui naissaient
en captivité ont été placés dans des familles,
en grande partie des militaires en mal d’enfant, liés au pouvoir
en place. Les enfants étaient déclarés à leur
naissance sous une fausse identité par un médecin qui faisait
un faux certificat et établissait une identité nouvelle.
Ces couples qui savaient d’où venaient les enfants les
ont déclaré comme les leurs, souvent sans même les
informer qu’ils étaient “adoptés”, raison pour laquelle
nombre d’enfants ne sont pas au courant de leur situation. Ces couples
sont appelés des « apropiadores », ils se sont appropriés
les enfants, ils se sont approprié leur histoire. Cette pratique
systématique de soustraction de mineurs a été favorisé
et protégé par le gouvernement en place et, bien entendu,
ne peut pas s’appeler « adoption ».
On
estime à 500 les enfants disparus, ces enfants ont une différence
avec les disparus tués, ces enfants, aujourd’hui d’une trentaine
d’années, sont des « disparus vivants ». Ils sont vivants,
mais disparus de leur famille, disparus à leur identité de
naissance. Ce sont les Grand Mères de la place de Mai qui organisent
leur recherche. Vous savez que ce mouvement a commencé avec
les Mères de la place de mai, celles que l'on a appelées
folles", il s’agit des mères qui sous le nez des dictateurs,
ont commencé à marcher en silence devant la maison de la
présidence, et un foulard à la tête (c’était
une couche, d’où la couleur blanche) elles réclamaient une
parole: la vérité sur le destin de leurs enfants. Les mères
réclament toujours la vérité sur l’histoire de leurs
enfants, bien qu’elles ne marchent plus depuis 2006. Les Grand Mères
de la Place de Mai, consacrent leur vie à retrouver leurs petits
enfants. Les bébés, aujourd’hui des adultes d’environ
30 ans, sont recherchés depuis par les Grands-mères, association
de Droits de l’Homme qui sans relâche œuvre à retrouver leurs
petits enfants disparus entre les mains des militaires et à leur
restituer leur identité. Au fil du temps les GM se sont entourés
des scientifiques, des avocats, des psychologues ; elles ont été
rejointes par les familiers des disparus et aussi par les petits enfants
qui ont retrouvé leur identité. C’est eux aussi qui aujourd’hui
donnent une nouvelle impulsion à ces recherches. Mais, nous le verrons,
ce n’est pas le cas de tous les enfants retrouvés.
Le
lutte de GM a traversée les frontières de l’Argentine jusqu’à
questionner les destins des enfants victimes de conflits ou de guerres
dans d’autres pays comme le Salvador, le Guatemala ou l’Espagne. Des nouveaux
articles ont été ajoutés dans la Convention Internationale
des droits de l’enfant en 1989 les 7, 9 et 11, articles dits « argentins
» où sont reconnus le droit à l’identité d’un
mineur, le droit de l’enfant à être élevés par
ses parents, et l’implication de l’Etat à assurer cela. L’usurpation
d’identité d’un mineur est depuis déclaré comme un
crime contre l’humanité, il est donc imprescriptible et les “apropiadores”
peuvent être poursuivis à ce titre.
Ce
que je veux évoquer avec vous c’est un cas, celui de E, parce qu’il
pose des problèmes multiples, psychologiques, juridiques et sociétales.
Un cas qui a interrogé la société argentine, parce
qu’il a fait vaciller les institutions juridiques, à la façon
d’un acte manqué qui surprend et qui dévoile en même
temps une vérité cachée.

Le
cas Evelyn
En
1999 Les grands-mères sont alertées par un renseignement
anonyme qui donne suffisamment d’information pour supposer que la fille
nommée Evelyn Vazquez est une enfant née en captivité.
La
police entre chez M. Policarpo Vazquez et Ana Maria Ferra et arrête
M. Vazquez pour le conduire en prison préventive. Il est accusé
d’usurpation d’identité d’un mineur, et d’avoir commis en 1978 une
adoption illégale. A l’époque, M. Vazquez était plongeur
dans la Marine. En même temps que son “père” est amené
en prison Evelyn, apprend qu’elle n’est pas la fille biologique de ses
parents, et de la bouche des grands-mères qu’elle est peut être
la fille d’un couple de disparus: Susana Pegoraro et Ruben Bauer. M. V.
avoue, en effet, que l’acte de naissance est faux. Il reconnaît avoir
reçu ce bébé des mains de quelqu’un, “El Turco”, dans
l’enceinte des bâtiments appartenant à l’Armée. Evelyn
est née à l’Ecole de la Marine, la tristement célèbre
ESMA, haut lieu de torture dans les années de la dernière
dictature, aujourd’hui devenu l’institut pour la mémoire.
Il reconnaît aussi avoir établi des documents d’identité
à partir d’un acte de naissance faux. C’est sur ses propres aveux
qu’il va en prison.
La
procédure habituelle s’enclenche et on sollicite la jeune femme
pour faire une prise de sang afin de vérifier son origine biologique.
La vérification de l’identité est devenue au fil du temps
assez simple a réaliser.
Vous
savez que des avancées technologiques permettent, depuis quelques
années, de faire des recherches ADN. A partir d’une goutte de sang,
on peut connaître à 99,99% l’origine biologique d’une personne.
S’il était relativement aisé de prouver la paternité
ou maternité d’un enfant, prouver la filiation en l’absence des
géniteurs n’a pas été simple. C’est sont les recherches
acharnées des grands-mères et le travail avec des généticiens
qui après un long parcours ont pu trouver la façon particulière
de prouver la filiation à partir de la génération
des grands parents, voir à partir des tantes ou oncles avec le même
taux de probabilité qu’avec la génération des parents.
La
création d’une Banque nationale de données génétiques
(BNDG) en 1987, hébergeant des données génétiques
de familles ayant des enfants ou familiers disparus, permettra à
qui doute de ses origines de vérifier des identités jusqu’en
2050.
Depuis
1992, la Commission Nationale pour le Droit à l’identité
(CONADI) a engagé l’Etat dans la signature de la Convention des
droits de l’Enfant qui contraint celui-ci à aider des enfants de
disparus dans la recherche de leur identité. Au moment où
on « trouve « Evelyn », plus de cinquante cas ont
déjà été élucidés de cette façon,
mais il s’agit jusqu’alors d’enfants mineurs. Evelyn est le premier enfant
ayant atteint la majorité a qui on demande de se prêter à
cet examen.
Mais
voici que le fait d’être majeur lui permet quelque chose à
laquelle on ne s’attendait pas. Evelyn refuse la prise de sang, elle ne
veut pas donner son sang pour la vérification de sa compatibilité
avec le groupe Bauer-Pegoraro. Les grand-mères, exigent qu’elle
s’y soumette. La jeune femme porte alors son cas devant la Cour suprême
de Justice. Elle justifie son refus de la preuve hématique par le
droit à l’intimité, qui exige qu’on respecte de tout citoyen
ses droits civiques à la liberté individuelle et à
l’intégrité de son corps, on ne peut pas non plus l’obliger
à faire une prise de sang contre son gré. Le refus de la
jeune femme est motivé par une raison spécifique qu’elle
énonce : si les résultats de ses analyses sont positifs,
si on vérifie sa filiation Bauer-Pegoraro, les Vazquez-Ferra, seront
passibles d’une inculpation en prison et elle ne veut pas de cela.
Les résultats hématiques de Evelyn confirmeraient les aveux
de M V, son sang serait la preuve incontestable de la culpabilité
de “ses parents” , c’est d’après elle, son consentement aux preuves
de sang qui enverraient en prison ses « parents ». La Loi pénale
prévoit qu’on ne peut pas obliger un enfant, ou un proche, à
témoigner contre ses parents, même si les liens biologiques
ne sont pas avérés. Il suffit que ce soit des personnes à
qui on doit une gratitude spéciale. Et apparemment Evelyn exprime
envers ses apropiadores cette gratitude.
Le
“père” d’Evelyn a dit que, quand on lui a proposé le bébé,
il n’a pas hésité, car c’était une évidence
pour lui de garder ce bébé. Il se l’est approprié,
prenant par ce fait parti dans l’histoire de son pays : se voir proposer
un enfant dans ce lieu et dans ces conditions, impliquait forcément
qu’il s’agissait de l’enfant d’une mère et d’un père qu’on
ne verrait plus. Mais M. Vazquez et sa femme n’ont rien voulu savoir de
tout ça et l’ont inscrit comme leur fille, et ils l’ont élevée
comme telle. “C’était un cadeau du ciel”, ou bien “J’ai senti qu’il
fallait que je le fasse”, a dit Mr Vazquez. “Je sais que mon père
m’a trouvé, m’a aimé et m’a élevé; ce qu’il
a fait de mal c’est d’accepter les faux papiers”, dit Evelyn à la
radio (2).
Devant
ces problèmes juridiques s’engage un long débat à
la Cour Suprême qui, en 2003, entérine l’appel en justice
de la jeune femme qui se voit exemptée d’analyses ADN.
Alors,
les grands-mères sont scandalisées car elles cherchent leurs
petits enfants depuis plus de vingt ans, et réclament justice pour
leurs enfants disparus. “Qu’est-ce qu’une goutte de sang si c’est pour
élucider un crime”! s’écrie la juge federal María
Servini de Cubría. Devant le droit à l’intimité évoqué
par la jeune femme, on convoque un autre droit, celui d’élucider
un acte criminel : l’usurpation d’identité d’un mineur, d’autant
plus que cet acte est un acte contre l’humanité, condamné
comme tel par la Cour interaméricaine des droits de l’homme.
La
Cour Suprême se divise. Forcer Evelyn à la prise de sang?
Obliger quelqu’un qui ne le veut pas à connaître son identité
? Laisser un crime contre l’humanité impuni ? Quid de la recherche
de la vérité ? Resterait-on dans l’ignorance historique ?
Le cas est inédit, le Code pénal ne l’a pas prévu.
Il s’ensuit un long débat, au demeurant passionnant entre avocats,
juristes et magistrats.
Mais
revenons à Evelyn, Que se passe-t-il pour elle ? Ne veut-elle pas
connaître son identité ? Se sent-elle devant un choix : les
uns ou les autres ? Est-ce par amour pour ses apropiadores ? “Je ne peux
rien sentir pour de gens que je ne connais pas. J’ai déjà
une famille. Je comprends que ça doit être très triste
pour eux(les grands parents bauer-pegoraro), mais cette place est déjà
prise”. Evelyn ne veut pas que son corps soit celui qui décide.
Elle ne veut pas non plus démissioner de l’inscription sociale qui
a été la sienne jusque là. Voici ce qu’elle
répond au journaliste Jorge Lanata: « -Mais Evelyn, tu peux
aimer des gens qui t’on menti pendant plus de 20 ans ? « elle répond
: » -Oui. »
Evelyn
reconnaît que la recherche infatigable menée par une grand
mère pour retrouver sa petite fille est “horrible”: “Tout ce que
je veux c’est qu’on trouve une solution qui nous permette de continuer
de vivre”. Car, comment vivre en imaginant que ceux qui l’ont élevée
jusqu’à maintenant ce sont des monstres ? Peut-elle rester
indifférente à une grand-mère, Angelica Bauer
de 73 ans, qui la cherche? ..
En
2006 et grâce aux avancées de la biologie moléculaire
et aux réformes de la loi, la Cour autorise les grands-mères,
qui continuent leur lutte, à faire appel à d’autres moyens
pour élucider ce délit. Depuis quelques années il
existe des moyens alternatifs à la prise de sang pour trouver une
compatibilité génétique. Plus besoin du sang, plus
besoin de la présence de la personne, ni même de son consentement,
car des rebus du corps suffisent. Au nom de la vérité historique,
la loi argentine autorise désormais la recherche de l’identité
génétique sans toucher la personne ni avoir son consentement.
Cette procédure alternative est soutenue par l’idée que de
cette façon les enfants n’ont pas à porter eux mêmes
la décision de faire les analyses ou pas, et que la justice ne peut
pas être entravée dans l’application de la loi qui oblige
l’état à restituer les identités usurpées.
C’est
ainsi qu’en avril 2008 la police fait une perquisition dans la maison d’Evelyn
et prend des effets personnels alors qu’elle revient de son club de gym
: une pince à épiler, une brosse à dents, des sous-vêtements.
Cette procédure permet rapidement de démontrer qu’elle est
la fille de Susana Pegoraro et Ruben Bauer.
Le
cas de Evelyn amène un des magistrats de la cour, Raul Zaffaroni,
à se positionner de façon originale. Il s’agit dans ce cas,
dit-il, d’un conflit entre deux victimes. L’une c’est l’enfant, l’autre
c’est la famille qui a passé trente ans à le chercher, et
il s’agirait de ne pas victimiser davantage. C’est l’Etat, dit-il, qui
a causé la première catastrophe. Si maintenant l’Etat exige
du même être de servir de preuve pour punir les “apropiadores”,
il répète une catastrophe. D’abord l’Etat prive l’enfant
de ses parents, et après il exige de l’enfant qu’il répare
la faute (de l’Etat). Zaffaroni déplace l’axe, du coupable individuel
au coupable groupal, c’est l’Etat, l’histoire. Le magistrat est donc pour
l’usage de l’analyse ADN au nom de la vérité historique,
mais est prudent par rapport aux conséquences civiles (faudrait-il
absolument que les enfants changent de nom ?) et pénales (que la
preuve ADN n’ait pas de conséquences pénales sur les “apropiadores”).
C’est l’Etat qui doit assumer la culpabilité, car les deux sont
victimes : la famille du disparu et l’enfant “approprié”.
Quand
on propose des nouvelles pièces d’identité à Evelyn,
elle opte pour conserver les noms Vazquez-Ferra.
Une
première lecture que nous avons fait de ce cas (avec Eduardo Mahieu)
a proposé de considérer que le refus de Evelyn, le non aux
analyses ADN, comme un acte du sujet. Ce non a fait rupture, a étonné,
a « dysfonctionné » par rapport à ce que la vérité
historique exigeait.
Pourtant
c’est peut être là qu’émerge la vérité
d’Evelyn, sa vérité subjective.
L’histoire
de Evelyn, révèle une vérité historique tragique
, mais aussi une vérité subjective tout aussi inextricable
Cette vérité peut être en désaccord avec l’histoire,
mais l’être parlant, selon Lacan, l’être désirant n’est
pas forcément en adéquation avec la connaissance, il y a
hiatus entre le savoir et la vérité.
Porteuse
d’une parole qui dit non à l’ordre des choses, comme ses parents
ont essayé de le dire, notre collègue Federico Ossola remarquait
avec nous le parallèle, qui situe parents et fille dans une même
place de « dire non » face à l’autorité en place.
(Sauf que, et ce n’est pas une moindre différence, l’autorité
en place à l’époque des parents était contre la dignité
des personnes, et c’est au nom de la dignité humaine qu’on lui demande
la prise de sang.)
Le
dévoilement de la vérité historique pour Evelyn fait
surgir une autre vérité, celle –ci subjective qui mérite
d’être entendue et prise en compte. Alicia lo Giudice, coordinatrice
du Centre d’Attention pour l’identité, lieu de consultation psychologique
qui dépend de l’organisation des GM, remarque ; « Nous
savons que dans le lien qui créent les « apropiadores »
avec les enfants, aujourd’hui des jeunes, fonctionnent des processus d’identification,
nous ne pouvons nier leur traces" « Insister pour rendre à
ces jeunes leur identité implique la reconnaissance de ce qui a
été vécu avec l’apropiador, de ce dont ils ont été
privés avec l’assassinat de leurs parents, et cela est irréparable.
On ne peut pas effacer les marques produites dans le psychisme, en revanche
on peut ouvrir un espace pour construire une vérité historique
qui empêche l’assassinat de la mémoire » (3)
Le
non de Evelyn, « être la fille qui dit non », qui refuse
le test ADN est peut être une identification qui lui permet de se
donner le temps pour un remaniement subjectif. Le non d’Evelyn lui permet
d’avoir une identité, qui soutient le sujet pour traverser ce moment
particulier où toutes les identifications qui lui permettaient de
vivre se lézardent. Le non , dans ce cas, ne serait pas à
prendre comme une négation, c’est un non qui affirme une existence,
donnant un sens dans le trou qui s’ouvre devant elle et qui fait rupture
dans l’histoire qu’elle a cru sienne.
Mais
celle qu’on peut considérer comme exerçant sa liberté
de dire non à 21 ans ne sera peut être pas identique lors
de la naissance d’un enfant, une rencontre amoureuse, voire à l’automne
de sa vie. Il s’agira alors de respecter ce temps subjectif nécessaire
au surgissement d’une autre identité qui puisse inclure son origine
usurpé.
C’est
ce qui s’est passé pour une autre fille : Natalia.
Le
cas de Natalia Suarez Corvalan ressemble à celui de Evelyn, elle
refuse catégoriquement la prise de sang. Le vide juridique sur la
question laissait à chaque juge le loisir d’appliquer sa méthode,
et dans son cas, la police est allée la chercher jusqu’à
la fac pour obtenir la preuve hématique qu’elle refuse, sans résultat.
Le juge change mais c’est surtout au moment où elle est enceinte,
où elle-même se trouve à la place de sa mère
disparue que Natalia change, et accepte les méthodes alternatives,
c’est elle-même qui ouvre la porte quand la police vient perquisitionner
chez elle, et sans attendre le résultat rencontre sa famille
d’origine (4). Natalia considère que les
méthodes alternatives à la prise de sang sont une bonne issue
au problème : « La perquisition, d’une certaine façon,
c’est une bonne solution, la plus saine, parce qu’il faut donner une solution
à cette problématique, ça ne peut pas rester comme
ça » mais nous fait réflechir quand on lit la
suite : « Va savoir, si on devait m’attendre (pour faire la preuve
de sang) je ne l’aurais toujours pas fait ».
L’irruption
dans le domaine du privé de l’Etat, cette fois pour des raisons
de protection de la dignité humaine, va à l’encontre de ce
qu’énonce le sujet lui-même. Selon Silviane Agacinski
, « la loi doit aussi protéger le citoyen contre lui-même,
pas seulement contre autrui » (5) . Si l’Etat considère
que le sujet agit contre ses intérêts, il est de son devoir
d’agir.
Evelyn
ne veut pas connaître son identité biologique pour ne pas
envoyer ses apropiadores en prison. Elle a cette position par rapport aux
appropiadores, mais peut être exprime-t-elle par là aussi
son rapport à ces parents biologiques et sa famille d’origine.
Les enfants des disparus incarnent quelque chose du monument mémorial
. Ils sont le témoignage , la mémoire vivante de ce
qui s’est passé pendant la dictature, Ils font réapparaître
leurs parents disparus, ils sont le produit de cette histoire brisée.
Mais comme pour tout monument à la mémoire, il y a quelque
chose qui reste caché malgré ce qui se montre (6).
Quand E refuse la prise de sang, quand Natalia laisse supposer que son
consentement n’aurait pas été facile à obtenir, il
y a quelque chose de l’intimité de chaque sujet qui reste tu.
Revenons
à notre phrase du début, le temps est détraqué
pour Hamlet, pour Evelyn, pour Natalia et sûrement pour beaucoup
d’autres jeunes adultes qui se trouvent dans cette situation.
D’autres
sujets ont pris la place de Laërte, vous vous souvenez de l’ami de
Hamlet, frère d’Ophélie, qui dès qu’il apprend la
mort de son père Polonius, clame justice et vengeance. C’est par
ex le cas du premier procès fait par une jeune à ses apropiadores.
Maria Sampallo Barragan en 2008 demande la peine maximale pour ce couple
qui l’avait arraché à ses parents. Pour elle ce qui a été
plus important c’est d’utiliser le droit de connaître « qui
avaient été ses parents, qu’est ce qui c’était passé
avec eux et avec (moi)elle » (7). Elle déclare
aussi qu’elle avait été victime d’humiliations pendant toute
sa vie.
Après
le cas de Evelyn ou Natalia il y a eu d’autres cas de refus. Il y a aussi
des jeunes qui se supposent être des enfants de disparus mais qui
ne font pas les démarches pour faire la preuve hématique,
d’autres retardent leur décision de peur des conséquences
pénales
pour les apropiadores.
«
Malgré la fidélité qu’ils peuvent ressentir
envers ceux qui les ont élevés, que personne ne peut nier,
ils ont le droit à savoir qui ils sont. Les GM nous avons le droit
de les retrouver. Et la société en entier a , et se doit,
ce droit. Nous considérons que les petits enfants ne sont pas seulement
des Grands Mères mais ils le sont de tout le pays. Ce sont des disparus
vivants qui attendent leur liberté » dit Estela Barnes de
Carlotto, présidente de l’organisation GMDPM (8)
.
Les
grands mères , ont prévu la suite, en supposant que c’est
la génération à venir, les enfants de leurs petits
enfants, qui décideront de faire les recherches génétiques
et elles lancent le défi à la science de trouver une méthode
qui permette cette attente.
Pour
revenir à notre héros de fiction, notre tragique Hamlet,
il lui a fallu le temps de la mort de certains pour faire son parcours
vers son désir. Pour les enfants dont on restitue l’identité
le temps est tordu aussi, détraqué parce que leur désir
est en jeu , et il existe autour d’eux un enjeu politique et social, souvent
sous les feux des médias: que penser de Alejandro S qui lors du
début du procès contre son apropiador en avril dernier, énonce
devant le juge : « C’est mon père, je l’aime »et éclate
en sanglots ; et à la fin du procès, un mois plus tard où
M Rei est condamné à 16 ans de prison, sort sur les marches
du tribunal et devant un groupe des grands mères qui applaudissent
le verdict lance : » j’ai déjà choisi, c’est vous que
j’aime ! » (9) .
Bien
que le procès , inauguré à Nuremberg en 1945,
soit la forme que la société ait trouvé
pour
faire justice devant la violation des droits de l’homme, bien que la vérité
historique soit nécessaire pour qu’une société puisse
construire le socle du « vivre ensemble » les parcours de chaque
sujet, les « cas par cas », ne seront jamais abolis.
Notre
héros de fiction luttait pour son existence (10),
(le fameux to be or not to be) les jeunes dont on évoque aujourd’hui
le dilemme, jouent aussi la leur. La tragédie de Hamlet veut que
son acte le conduise à la mort. C’est dans la reconnaissance de
la vérité pour chacun, dans l’écoute de leur parole
singulière qu’ils pourront se réapproprier leur histoire
dans le sens, cette fois, d’un acte en accord avec la vie et la liberté.
NOTES
1
Shakespeare, William. Hamlet, folio 1995, pg 68.
2
Radio Mitre, Ernesto Tennembaum, 25 février 2008 à 7hs 43.
3
Alicia Lo Giudice , Derecho a la identidad, in Psicoanalisis, Restitucion,
Apropiacion, Filiacion, pg 37. Ed Abuelas de Plaza de Mayo.
4
Vias alternativas de analisis, in Las abuelas y la genética, edition
Abuelas de la plaza de mayo, Pg 120. “En un punto quería saber,
pero tal vez, al principio,como sentía que era una cosa con violencia,
me resistía más. El allanamiento,de alguna forma, es la solución
más sana, porque hay que darle una solución al tema, no puede
quedar así. Por ahí si me esperaban a mí
yo
todavía no me había hecho el análisis”
5
Silviane Agacinsky in Le corps en miettes. Edition Flammarion, coll. Café
Voltaire. 2009 .Pg 80
6
Consulter à propos de la mémoire, le monument et le souvenir
: Monument et mémoire vive, Jean Paul Dollé in Le diable
probablement. 2007
7
Texte lu par la petite fille restituée Maria Eugenia Sampallo Barragan
pendant la conférence de presse du 31 mars 2008. In Psicoanalisis,
identidad y transmision. Abuelas de la Plaza de Mayo. Pg 163.
8
« A pesar de la fidelidad que puedan sentir hacia quienes los criaron,
que nadie la negara, ellos tienen derecho a encontrarlos. Y la sociedad
en su conjunto tiene_y se debe- ese derecho. Entendemos que los nietos
no lo son solo de las Abuelas, son de todo el pais. Son desaparecidos vivos
que esperan su libertad. » Estela Barnes de Carlotto in Libro Genetica
pat 128. Abuelas de la plaza de mayo.
9
« Se cierra una puerta », cité par Diego Martinez, in
Pagina 12, 24 de abril 2009.
10
Lacan, J. in Le désir et son interprétation, leçon
du 4 mars 1959, inédit.