Mercredi 10 JUIN 2009 de 9H à 17H
MAISON DE L’AMERIQUE LATINE
217, Boulevard Saint-Germain, Paris, 75007




UNE PARANOÏA DE GRACE 
Eduardo Mahieu

Ma troppo dura legge,
Legge scolpita in rigido diamante,
Contrasta a’ preghi tuoi, misero amante
Eurydice, Peri
Il n’est pas habituel que le bureau de consultation d’un Centre médico-psychologique puisse évoquer le parterre d’une salle d'opéra. Ce n’est pas fréquent non plus qu'à son sujet l’on associe un mirador. Et pourtant, dans le cas d’une patiente venue consulter au C.M.P., l’amour, la folie, la punition ou la grâce que l’opéra ne cesse de mettre en scène, mais aussi la duplicité de structure de la loi et ses rapports avec le pouvoir souverain, ont donné un brille particulier à ses expressions cliniques. Son histoire nous a permis de confronter ses parentés et différences cliniques avec la paranoïa d’autopunition de Jacques Lacan [10], tout autant qu’avec l’état d’exception que Giorgio Agamben théorise dans notre horizon politique contemporain [1]. Ce cas, assez inusuel à nos yeux, a mis en scène une « guérison » sur le mode d’un lieto fine relevant plus d’un libretto du poète Métastase que des bons soins psychiatriques, grâce à l’intervention d’une figure du pouvoir souverain, le Maître démocratique à l’époque de son déclin.

Un prélude d’opéra

Des philosophes et psychiatres [13, 14, 16] qui s’intéressent à la politique se sont intéressés à l’opéra. Ayant pris naissance dans l’univers de l’absolutisme, l’opéra a traversé les périodes de profonds changements politiques qui ont vu naître les formes contemporaines de la subjectivité. Les philosophes montrent un intérêt particulier pour Mozart du fait que ses oeuvres se retrouvent à la charnière du passage du pouvoir du Maître de l’âge classique à celui qui naît avec la Révolution française et le sujet citoyen autonome. Il montre, avec l’ironie qui le caractérise, les embrouilles et démêlés entre l’autonomie du sujet et la grâce du souverain au statut d’exception.

Selon ces auteurs, une matrice essentielle, un dispositif minimal, règle l’action dramatique de l’opéra: le lamento, ou suplicatione,  expose la subjectivité nue du sujet qui fait appel à l’Autre, à son statut sublime, afin de l’émouvoir et d’obtenir sa grâce par un geste au-delà de la loi, confirmant ainsi sa position d’exception. La fonction de la musique est précisément d’agir sur l’Autre divin ou son représentant terrestre pour éveiller son amour et susciter une réponse. L’ensemble du dispositif est mis en scène pour un redoublement du regard de l’Autre, à la fois interne au libretto, mais aussi pour le souverain terrestre qui regarde l’oeuvre. Deux formes sont classiquement distinguées : d’un côté l’opéra seria, qui prend son essor pendant la période de l’absolutisme, dont la matrice essentielle est la tragédie. En contrepoint, l’opéra buffa, qui apparaît comme un genre plus démocratique, où les différences de classe Maître/esclave tendent à se résoudre dans l’établissement d’une commune humanité par le biais de la comédie. Nos philosophes indiquent que ces importants changements politiques, à la croisée épocale de ces deux univers ontologiques, entraînent des conséquences sur la subjectivité des personnages ainsi que sur les différents régimes de jouissance lyrique, produisant un déplacement d’intérêt de la trascendence de l’ordre symbolique à l’immanence de la jouissance de la vie [16]. Sans oublier la jouissance du regard de l’Autre pour qui le spectacle se joue, toujours dédoublé, incarné par l’aristocratie et ses représentants olympiens, ou plus tard  par la bourgeoisie, ou encore disséminé dans des figures de la science telles les philosophes ou les médecins.

Si nous nous intéressons à cela ici, c’est que le sol anthropologique commun de l’imagination et de la création humaines, qui peut aller de l’opéra à la folie, éclaire d’une lumière particulière la scène de notre pratique quotidienne, dans le décor imposé par notre temps im-politique. Dans le cas clinique que nous allons évoquer, nous avons occupé pour ce qui est du politique la  place d’un sujet supposé savoir à la fois trop et pas assez aux yeux de notre patiente, mais aussi celle d’un sujet supposé tout surveiller et tout dire aux oreilles des autorités souveraines. Et sur un contre-plan proprement clinique, cette lumière nous montre que si la tragédie relève de l’autopunition, la grâce relève de la farce ou la comédie, avec des effets décisifs pour un cas qui implique, comme dans un bon libretto, les plus hautes sphères du pouvoir terrestre.
 

Alcina

Voici l'histoire : Alcina arrive en mai 2003 au Centre médico-psychologique où nous travaillons à l’époque, adressée pour dépression par une assistante qui s’occuppe d’elle. Cette première rencontre semble très éprouvante. Elle pleure et s’interrompt à chaque fois qu’on sollicite des précisions sur sa narration, véritable lamento énigmatique à plusieurs égards. Alcina, femme d’une cinquantaine d’années, travaille comme concierge depuis deux ou trois ans dans une résidence distinguée de la banlieue parisienne. Elle sort de prison où elle à séjourné pendant trois mois à la suite d’une histoire assez confuse. Ce qui l’a conduit en prison est le vol du chéquier d’une des résidentes. Munie de ce moyen d’achat si personnel, elle se rend à la boulangerie où elle est une cliente habituelle, tout comme la résidente, et achète une demi-douzaine de croissants devant les yeux médusés de la boulangère. Pour ces faits, elle a été condamnée à six mois de prison dont trois fermes, et envoyée à Fleury-Mérogis « avec les criminels », comme elle le dit. Elle n'est pas capable de dire grand chose de ce séjour et décrit de façon assez brumeuse un état psychique ressemblant à un syndrome de Ganser, pour lequel elle a reçu un traitement médicamenteux qui lui a fait prendre une dizaine de kilos. A la suite de cet épisode, elle est libérée avant le délai prévu par la loi. Une fois sortie de prison, un cancer des ovaires et de l’utérus se déclare, ainsi qu’une aphonie importante liée à des polypes des cordes vocales qui la laisse pratiquement sans voix, ce qui ajoute à son récit une note pathétique supplémentaire. Alcina se dit dans un profond désarroi et nous prie de ne jamais prendre contact avec le Service médico-psychiatrique régional pénitentiaire (S.M.P.R.), car elle ne veut plus rien savoir de son passage par la prison, ni de la justice, qu’elle considère comme défaillante et injuste. La rassurant sur cette question, nous insistons cependant pour que, de cet acte si curieux et qui réussit « par voie de contrecoup social » [10] de façon si lourde de conséquences pour elle, elle nous dise un peu plus.

Le gardien et son trésor

De son discours, toujours entrecoupé de pleurs, de zones d’ombre, de contradictions et de silences, nous arrivons à reconstruire une ébauche d’histoire clinique. De son enfance nous n’obtenons que des généralités : ses parents ont divorcé lorsqu'elle avait 5 ans. Elle décrit sa mère comme une femme alcoolique avec qui elle a entretenu des rapports très difficiles. Puis, à quelques mariages ont suivi quelques divorces, et elle est aujourd’hui mère de deux filles et grand-mère de quatre petits enfants. Alcina nous raconte qu’elle a été hospitalisée à plusieurs reprises dans des cliniques pour des « chocs émotionnels ». Elle a travaillé pendant de nombreuses années dans une institution constituant un rouage essentiel de l’ordre économique, où elle était considérée comme employée modèle aux yeux de « Mr Troutchon », président de cette institution (dont elle dit « qu’il a un nom »). C’est à travers des signes discrets qu’elle entendait jouir de la préférence de ce haut personnage, dont elle savait toujours son regard toujours posé sur elle par le truchement des nombreuses caméras du bâtiment. De façon plus discrète, elle nous fait comprendre qu’elle correspond aux sentiments de cette personne, destinée plus tard aux plus hautes sphères d’institutions économiques au niveau continental, encore plus décisives pour le sort de millions de personnes.

L’action dramatique de son cas se déclenche un jour de 1997 lorsque, sans qu’elle puisse nous en dire davantage, elle met la main sur le trésor gardé jalousement en sécurité dans les entrailles du bâtiment. Grâce à son statut d’employée modèle et des sympathies qu’elle sait éveiller autour d’elle, elle réussit à tromper le panopticon télévisuel et s’empare de cinquante millions de francs qu’elle place aussitôt dans le coffre de sa modeste voiture garée sur le parking de l’institution. Puis, elle rentre chez elle et, sans toucher le moindre billet, revient le lendemain pour se garer comme d’habitude sur le parking, avec le trésor dans le coffre. C’est alors qu’elle est arrêtée pour la première fois. Cet acte laisse perplexes et incrédules les spectateurs de l’épisode. C’est ainsi que, malgré (ou à cause de) l’évidence d’un mécanisme opaque à l’oeuvre, ainsi que de  l’absence de tout sens commun d’un acte qui voudrait qu’on se fasse la belle avec le magot comme dans un bon film d’action, un procès très discret a lieu dans un souci un peu confus de protection de l’employée modèle. Alcina se voit condamnée à un an de prison avec sursis, ce qu’elle-même considère encore aujourd’hui comme étant, même injuste, un traitement de faveur. Elle acquiert ainsi la certitude de la bienveillance des hautes figures à son égard, en même temps que celle d’une justice inconsistante, partielle, voire capricieuse.

L’innocence à tout prix ou l’autopunition

Cependant, pendant notre entretien son innocence ne fait aucun doute pour elle. Avec la même finesse que celle à l’oeuvre dans « l’argument du chaudron » rapporté par Sigmund Freud, elle nous explique qu’à cette période de sa vie elle était sous Prozac, prescrit par « eux » : les médecins. Que donc n’étant pas « elle-même », elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Mais aussitôt, elle nous donne une deuxième version : il serait possible qu’on ait agi par vengeance sur sa personne, puisqu’elle était jalousée à cause des faveurs si haut placés dont elle faisait l’objet. Enfin, après un temps d’hésitations et de pleurs, elle nous dit qu’elle aimerait voire les bandes vidéos de l’événement, car elle n’arrive pas à se croire l’auteur d’un tel acte. Pour Alcina, la preuve du doute est constituée par le jugement bâclé dont elle se considère l’objet. Après ce récit, sollicité parfois avec insistance et livré non sans peine, elle se trouve devant nous dans un désarroi profond, effondrée et désespérée. Son monde a pris la tonalité d’une catastrophe, mais elle reste sans aucune explication pour le deuxième acte. Comme inspirée par Métastase, son récit emprunte une nouvelle fois la figure du lamento et nous demande avec insistance la prescription d’un traitement médicamenteux pour l’apaiser, car dans son désespoir elle n’a plus envie de vivre. Alcina nous dit prendre sans aucun effet un traitement par antidépresseurs et anxiolytiques prescrit par son médecin généraliste. Nous convenons plutôt de nous revoir rapidement.

Si comme Marx l’a fait remarquer, Hegel affirme que dans l’histoire la répétition se fait la première fois sur le mode de la tragédie et la deuxième sur le mode de la farçe, dans cette histoire nous sommes à première vue dans une inversion du célèbre schéma. C’est plutôt vers  le mécanisme d’autopunition de l’Aimée de Jacques Lacan que nous nous tournons, en même temps que nous constatons là-aussi des dissemblances. Contrairement à Aimée, le dénouement aux allures tragiques des événements ne semble pas lui apporter le moindre réconfort. Ni le crime ni le châtiment ne semblent être subjectivés de la manière présentée par Aimée. Pourtant, les éléments semblent à plusieurs égards se correspondre. Lacan revient à plusieurs reprises dans sa Thèse au classique délire de relation des sensitifs décrit par Ernst Kretschmer [9], ce qui nous semble aussi illustrer au mieux le style clinique actuel de notre patiente. Nous pensons que l’insistance de Lacan est due au fait que c’est là qu’il trouve les meilleurs arguments pour expliquer la « guérison » du délire de sa patiente par voie de « contrecoup social » [10]. Dans ce tableau, Kretschmer distingue trois éléments cliniques décisifs : le caractère de la personne, l’événement vécu et le milieu social. Pour cet auteur, ces sujets sont à coup sûr des victimes prédestinées. Cependant, Kretschmer affirme que l’expérience décisive, avec la situation vitale qui la sous tend, constituent tout : « Otez-là et la maladie serait réduite à rien » [9]. Mais, pour Lacan, l’intérêt des mécanismes psychiques d’autopunition qu’il essaye de mettre en lumière est de démontrer qu’ils ont une genèse sociale, dont la condition interne est la satisfaction de la pulsion autopunitive, mécanisme tragique s’il en est un. La malade a réalisé son châtiment : elle s’est frappée elle-même. Lacan est surpris que tout le délire, ses thèmes d’idéalisme et d’érotomanie, de persécution et de jalousie, « le bon comme le mauvais » [10], tombent d’un seul coup. Et, pour insister sur ce versant social, voire politique, il dit qu’il n’est pas inconcevable que lors d’une époque moins sceptique que celle de sa patiente, comme par exemple une ambiance sociale de « fanatisme moralisant », elle aurait pu passer pour une sorte de Charlotte Corday. Ainsi, si l’esprit politique de l’époque peut infléchir le sens de l’acte, on peut imaginer que les événements ne suivent pas les mêmes renversements dans le cas d’Alcina puisqu’ils se déroulent dans une époque aussi sceptique mais bien plus cynique.

Chez notre patiente, rien ne semble marcher de la sorte. Après la prison, ses lamentations ne font qu’augmenter d’intensité. Devant ces éléments dépressifs, nous cédons à notre propre réticence et lui prescrivons un traitement anti-dépresseur reconnu pour sa puissance : il s’est avéré sans aucune efficacité. D’ailleurs, la patiente, qui a repris sa loge dans la résidence où elle continue de travailler, commence à se vivre de plus en plus sous un regard accusateur : toujours à des signes discrets, elle voit qu’on parle d’elle, qu’on la pense coupable : « je vis toujours dans les lieux du crime », dit-elle, « ça cause dans l'immeuble ». Pire encore, elle prend des airs d’intrigante raffinée, selon l’expression de Kretchsmer, lorsque se retrouvant en arrêt maladie, elle se montre parée de lunettes noires sur les terrasses de café de cette ville coquette, exposée et masquée au regard accusateur des résidents : « ils ne comprennent pas que je sois en arrêt de travail », se défend-t-elle. Peu de temps après l’éveil de cet état d’esprit, elle nous dit recevoir dans sa loge des menaces anonymes. Son médecin de travail semble convaincu et préconise un changement de poste. Les regards accusateurs se disséminent, reviennent dans des bouts de papiers, des gestes discrets, des sous-entendus. La prescription d’un traitement neuroleptique n’y fait rien, encore une fois. Alcina nous dit envisager de mettre fin à ses jours, victime d’un procès injuste et incompréhensible à ses yeux. Un bref séjour dans une unité pour patients anxio-dépressifs tempère un peu ces idées, mais la tension psychique subsiste. L’autopunition semble s’éterniser, s’universaliser, devenir illimitée. Son lamento aux allures dépressives ne trouve pas de réponse pertinente chez les multiples assistants qui l’entourent, devenus si semblables à ceux que Walter Benjamin [4] reconnaît omniprésents dans les romans de Kafka, personnages crépusculaires et inachevés qui ne peuvent apporter quelque assistance que ce soit. Son libretto prend alors une tournure kafkaïenne décidée.

Les portes de la Loi : biopolitique et soins d’exception

La référence à Kafka ne s’avère pas une simple figure de style. Slavoj Zizek [17] a noté que ce qui caractérise cet auteur ce n’est pas tant un style d’écriture unique mais un regard innocent sur l’édifice de la loi, un regard qui pratique une torsion permettant de percevoir une machinerie de jouissance obscène dans ce qui auparavant apparaissait comme le digne édifice de l’Autre légal. C’est ce qui se fait jour quelques mois après que notre patiente soit venue consulter, lorsqu’un événement inattendu vient faire bondir la situation : Alcina se voit communiquer par le tribunal qu’il y a eu erreur dans le traitement de son dossier et qu’elle a été libérée de façon indue, et se doit de compléter sa peine de prison ferme. Ce retournement est dû à un changement de juge dans son dossier, changement qui intervient en même temps qu’un changement du pouvoir politique local, mais aussi à un changement plus global d’un esprit politique promis à un avenir national, qui ne fait rien d’autre que courir à la recerche du temps perdu de la mondialisation. L’angoisse de notre patiente commence à la dépasser. Sa certitude dans la faillibilité de la justice se renforce par la lettre même de ses fonctionnaires assistants, mais en même temps cela vient signifier qu’elle est contrainte de retourner en prison. Pour la première fois dans ses démêlés avec la justice, une expertise psychiatrique est demandée par le tribunal. Elle conclut à l’incompatibilité de son état de santé avec un séjour dans un établissement pénitentiaire. A la confusion de la situation se mêle l’obstination de fonctionnaires assistants déterminés à faire respecter les normes. On lui propose alors ou bien le port d’un bracelet électronnique, ou bien... C’est à ce moment que nous sommes interpelés au téléphone par une voix, que nous pourrions appeler acousmatique selon l’expression de Michel Chion [5], visant à nous faire monter sur la scène politico-juridique.

Le coup de téléphone est en provenance d’une assistante du Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation (S.P.I.P.) avec le propos de nous soumettre une proposition de « Convention individualisée » dans le cadre d'une « Convention de placement à l'extérieur sans surveillance continue du personnel pénitentiaire ». La voix s’adresse à notre bon sens tentant de nous convaincre que faute de signature de ladite convention, Alcina devrait retourner en prison et que cela lui porterait préjudice sur le plan de sa santé, ce que la justice ne souhaite pas. Plusieurs coups de téléphone ont suivi jusqu’à ce que nous demandions à voir ce document, pour dépasser le moment d'étonnement dans un moment pour comprendre. Le modèle de la « Convention individualisée » nous a été transmis par fax avec le papier en tête du Ministère de la Justice, dont nous citons intégralement les points nous concernant :

 
« * Le Service d'Insertion et de Probation est chargé à la demande du juge de l'application des peines du suivi et du contrôle des personnes exécutant leur peine dans le cadre d'un placement extérieur sans surveillance continue du personnel pénitentiaire.

* La prise en charge et l'accompagnement médical et psychologique réalisés par la structure désignée dans la présente convention individualisée sont le pivot de la prise en charge. L'objectif consiste à assurer la continuité des soins. La structure peut être amenée à prescrire des médicaments, un séjour hospitalier, ou à démarrer ou poursuivre une psychothérapie.

* Tous incidents doivent être signalés sans délai au travailleur social référent du S.P.I.P., charge à lui d'informer, dès connaissance, le juge de l'application des peines. En cas d'impossibilité de joindre le travailleur social référent, la structure s'adressera à la direction du S.P.I.P. ou au travailleur social de permanence au S.P.I.P.

* La présente convention est conclue entre monsieur le directeur du Service Pénitentiaire d'Insertion et des Probations, ou son représentant et Mr X du Centre médico-psychologique »

Ce court document contient, comme la partition conducteur d’un opéra, l’ensemble de ce qui est en jeu dans l’esprit du temps. Il met à jour de manière caricaturale la véritable nature de la biopolitique : par une sorte de transsubstantiation curieuse, la justice se réclame de la continuité des soins pour proposer aux sujets supposés soignants la continuité de la surveillance. Le côté obscène et orwellien se donne à voir par la proposition insistante, et prétendument bienveillante, émanant du Ministère de la Justice de signer une convention en tous points hors-la-loi, comme si le lamento de notre patiente était en train d’agir sur les nerfs des fonctionnaires assistants. La novlangue [15] utilisée pour évoquer la « structure » agent de la convention, assombrit étrangement un lieu de soins qui bascule subrepticement dans la liste des appareils idéologiques d’état établie par Louis Althusser [3]. Devant ce décor d’opérette de biopouvoir sécuritaire, de zone grise d’indistinction qui nous fait toucher du doigt l’état d’exception dont parle Agamben, nous n’avons pas trouvé de meilleure coulisse que de répondre par écrit qu’encore assujettis au nul n'est censé ignorer la loi, ce document ne rencontre aucune des figures légales de dérogation du secret professionnel. A sa suite, nous assistons à un premier effet dramatique : après ce courrier la voix acousmatique se tait.

Lorsque nous évoquons cette situation avec Alcina, elle insiste avec beaucoup d’appréhension pour que nous restions à tout prix en dehors des rouages d’une justice dont elle a tellement de  raisons de se méfier. Gagnés par une certaine appréhension, nous décidons de publier l’ensemble de la proposition dans les pages de L’Information psychiatrique [11], car en 2004 nous étions loin d’imaginer qu’on arriverait à assister à la construction d’ « hôpitaux-prisons », qui réduisent rétroactivement notre convention au rang de parodie burlesque. Mais le prix pour notre patiente est que la tension psychique créée par la nouvelle situation atteint son paroxysme, et nos médicaments demeurent impuissants. Soudainement, rideau ! Après une cure de thalassothérapie prescrite par son médecin généraliste, elle ne revient plus en consultation, et nos courriers, soucieux et bienveillants, restent sans réponse.

Revendication et autopunition

D’un point de vue psychopathologique, nous pourrions jusqu’ici avancer l’hypothèse que, malgré ses efforts, notre patiente n’a pas frappé suffisament le kakon de son être, comme le dit Lacan à la suite de Paul Guiraud. C’est notre principale inquiétude concernant sa disparition de la scène. Retournons un instant aux années 1930, puisque la question de l’autopunition est dans l’air du temps. Cette même année, Angelo Hesnard et Paul Lafargue présentent un Rapport dans le cadre de la V° Réunion de psychanalystes de langue française [8]. Déjà, dans la lignée du psychanalyste Alexander, ils insistent sur l’importance de ce mécanisme dans la genèse des nommées réactions sociales morbides, parmi lesquelles les vols saugrenus et les crimes. Ils consacrent un chapitre à la question de l’autopunition dans les psychoses, mais mis-à-part la mention du suicide dans la mélancolie, il n’y a aucune référence au passage-à-l’acte. L’essentiel de ce rapport peut être condensé dans une phrase des auteurs : « Après la punition, détente et le droit de vivre ». C’est ce dont se prévaut Lacan dans sa thèse pour la variété de paranoïa qu’il entend définir. Son ambition est celle d’ajouter une nouvelle forme à celle décrite sous le nom de « paranoïa de revendication ». Comme dans une tragédie, dans cette nouvelle variété c’est l’acte du sujet qui fait basculer de la revendication à l’autopunition. Mais, il faut noter que tragédie implique sacrifice, et le protagoniste sacrifie sa vie terrestre pour La Chose, de façon telle que sa défaite est son triomphe. Lacan affirme que revendication et autopunition sont animées par la même intention punitive, mais que leur économie énergétique est inversée : la tendance concrète peut ainsi avoir des manifestations opposées.

Le retour sur scène d’Alcina en bonne dialecticienne va nous montrer que, grâce à un nouveau renversement de la tendance concrète, il est possible de sortir de l'impasse ou lui ou moi, par une implication sociale encore plus originale de l’Autre souverain, à travers une des fonctions les plus essentielles à son pouvoir : sa capacité à suspendre la loi, à montrer par là son statut d’exception, à accorder la grâce. Dans ce nouvel renversement possible, la comédie met en scène le triomphe de la vie indestructible, non la vie sublime, mais la vie terrestre elle-même. Cette fonction du souverain n’a échappé ni à Mozart pour ses opéras, ni à Agamben pour son analyse, qui la fait voir comme une fiction destinée à dissimuler que « la double machine gouvernementale » [2], c’est à dire sa rationalité politico-juridique et celle économico-gouvernementale, n’ont entre elles aucune articulation possible, et que de ce problème dépend la destinée de ce que l’on entend par démocratie...

La paranoïa de grâce

Lors du dernier acte de notre relation thérapeutique avec Alcina, nous saisissons à quel point une mimèsis opératique est à l’oeuvre dans la nouvelle variété clinique qu’elle est en train d’inventer. Elle revient à la consultation un jour d’août 2004 parée de ses lunettes noires, souriante, détendue et bronzée, pour nous dire qu’elle va bien, et qu’elle part dans les jours qui viennent pour une nouvelle vie dans le sud de la France. Ce qui lui a permis de prendre cette décision est que pendant le mois de juillet précédent elle a été reçue en audience par une des assistantes de la justice, pour se voir communiquer une décision la concernant. Exerçant de façon souveraine une fonction héritée des temps lointains, le Président de la République d’alors, un homme rendu populaire par sa marionnette qui conseillait de manger des pommes, véritable personnage de comédie médiatico-spectaculaire, venait de gracier Alcina le 14 juillet. Le lamento d'Alcina avait atteint ainsi les plus hautes sphères du pouvoir souverain, mais, contrairement à la paranoïa d’autopunition à dénouement tragique, elle reçoit la grâce. Un lieto fine qui complète et dépasse les formes cliniques précédentes présentées par Lacan : de la paranoïa de revendication, en passant par la paranoïa d’autopunition, jusqu’à la paranoïa de grâce, inventée par notre patiente. Elle la réussit d'un tour supplémentaire par l’Autre souverain, dans un temps où le droit de vie et de mort, comme le dit Michel Foucault, s’est renversé dans le « faire vivre et laisser mourir » [7] de la biopolitique contemporaine. 

Revenant sur la psychopathologie, la logique à l’oeuvre dans l’épopée d’Alcina mérite d’être comparée à celle déjà remarquée par Henri Ey [6] et revisitée par Jean Claude Maleval [12] : le moment du consentement à la jouissance de l’Autre. La forme clinique abordée par Ey et Maleval, à la suite de leur célèbres prédécesseurs classiques, est la paraphrénie, qui fait cesser toute persécution par un renversement de la position subjective dans la mégalomanie. D’après Maleval, bien des années après son cas Aimée, Lacan suggère une innovation nosographique lorsqu’il évoque la notion de « paraphrénie imaginative » à l'occasion d’une présentation de malades, variété méconnue des classiques, mais assez proche des délires d’imagination de Dupré et Logre. Le sujet paraphrène consent à la jouissance de l’Autre, avec qui il se réconcilie à travers la mégalomanie qui soutient son identité d’exception. Dès lors, incarner l’exception constitue une manière de témoigner de la fonction d’un manque, puisque celle-ci se supporte d’un élément qui décomplète le Tout, en le garantissant comme constructible. Et en ce sens, dit Maleval, l’exception confirme la règle. Elle trouve sa place dans un no man’s land entre droit et fait, comme le dit Agamben [1].

Si nous tenons à distinguer imaginaire et imagination, c’est que cela nous montre avec clarté que dans le cas d’Alcina la trame ne se déroule pas dans le seul espace subjectif, et que par son amour un peu fou pour les figures d’exception et la force d’imagination de son lamento elle mobilise les instances politiques les plus concrètes de l’Etat. Comme dans un opéra que Mozart mettrait en musique, à la fonction du Souverain, qui excerce sa position d’exception vis-à-vis des lois, Alcina oppose preuves à l’appui la certitude d’être l’exception qui confirme la règle, grâce aux plus hautes autorités souveraines. Il ne lui reste donc qu’à consentir à la grâce de l’Autre, moins prestigieux que ceux des grands opéras, mais non moins souverain. 

Ritournelle

Après ce dénouement nous ne l’avons plus revue. Notre surprise fut à la hauteur des événements. A l’époque, l’ouvrage d’Agamben venait de paraître dans les librairies et, de rapport en rapport, l’atmosphère de l’assistance psychiatrique commençait à se raréfier. A peine croyable, cette histoire nous rappelle simplement que le fait politique et le fait psychiatrique sont depuis toujours étroitement liés, aussi bien dans ses manifestations cliniques que dans l’assistance thérapeutique. Ceci reste vrai même à l’époque de l’hégémonie a-théorique et de la gouvernance post-politique. Mais surtout, ce que l’histoire d’Alcina montre c’est qu’il est possible de dépasser le scepticisme cynique qui a tendance à nous envelopper. A l’heure où l’état d’exception généralisé dénoncé par Agamben favorise le surgissement de toutes sortes de dispositifs biopolitiques, des camps jusqu’aux marquages biométriques, Alcina prouve par son « imagination nosographique » qu’il est possible de trouer le maillage. Nous voudrions nous en inspirer pour ne pas trop ressembler aux assistants kafkaïens épinglés par Benjamin. Particulièrement au moment où les nombreux assistants de notre société du spectacle, qui ont leurs propres idées sur les liens à établir entre politique et subjectivité, continuent leur ritournelle : the show must go on !
 

BIBLIOGRAPHIE
1) GIORGIO AGAMBEN, Etat d’exception, Seuil, L'ordre philosophique Paris : 2003.
2) GIORGIO AGAMBEN, Note liminaire sur le concept de démocratie, in Démocratie, dans quel état ?, La Fabrique Editions, Paris : 2009.
3) LOUIS ALTHUSSER, Idéologie et appareils idéologiques d’état, in Positions, Editions sociales, Paris : 1976.
4) WALTER BENJAMIN, Franz Kafa, in Oeuvres II, Folio Essais Gallimard, Paris : 2000.
5) MICHEL CHION, La Voix au cinéma, Editions Cahiers du Cinéma, Paris : 1982.
6) HENRI EY, Traité des hallucinations, Masson, Paris : 1973.
7) MICHEL FOUCAULT, Histoire de la sexualité, Vol I, La volonté de savoir, Gallimard, Paris : 1976.
8) ANGELO HESNARD, RENE LAFORGUE, Les processus d’auto-punition, Psychanalyse et civilisation, L’Harmattan : 2001.
9) ERNST KRETSCHMER, Paranoïa et sensibilité, Presses Universitaires Françaises : 1963.
10) JACQUES LACAN, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris : 1975.
11) EDUARDO MAHIEU, Des soins d'exception, L'Information psychiatrique, Vol 80, N°6, juin juillet 2004, p. 441.
12) JEAN CLAUDE MALEVAL, Logique du délire, Masson, Paris : 1996.
13) IVAN NAGEL, Autonomie et grâce. Sur les opéras de Mozart, Editions de l’aube : 1990.
14) JEAN STAROBINSKI, Les enchanteresses, Editions du Seuil, Paris : 2005.
15) THIERRY TREMINE, En attendant le client, L’Information Psychiatrique, 2006, 82 : 451-3.
16) SLAVOJ ZIZEK et MLADEN DOLAR, Opera’s second death, Routledge, London-New York : 2002.
17) SLAVOJ ZIZEK, The parallax view, Massachusetts Institut of Technology Press : 2006.