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La théorie du lien en psychanalyse
et en thérapie familiale.
Hommage à Enrique Pichon-Rivière
19 juin 2002


Alberto Eiguer
Psychiatre et psychanalyste, président de la Société française de thérapie familiale psychanalytique, membre de la Société psychanalytique de Paris, dirige la revue Le divan familial. 154, rue d’Alésia, 75014 Paris

Enrique Pichon-Rivière souhaite se procurer des outils théorico-pratiques lui permettant de travailler avec les groupes dans une approche intégrative, c’est-à-dire qui trouve une synthèse entre différences conceptions sous l’égide de la psychanalyse. Sa démarche se veut moderne ; elle se refuse aussi bien au dogmatisme qu’à l’éclectisme. La théorie des relations objectales de M. Klein, dont Pichon-Rivière a favorisé la divulgation en Argentine dès la fin des années 40, a été un premier palier, mais insuffisant dans la mesure où la réalité psychique de l’objet, sa prédisposition, ses affects, ses représentations, ses comportements, bref tout ce que l’autre peut mettre en avant lorsqu’il est en contact avec le sujet, y sont escamotés. La théorie du lien lui permet d’inclure la relation à l’autre. D’autres idées avancées l’y ont aidé, comme celles du groupe interne, du dépôt (du contenu psychique chez un tiers), du schème conceptuel référentiel et opératoire ; celui-ci accorde une part importante à la communication et au sentiment d’appartenance. Cet examen conceptuel met en cause le concept de pulsion ou de toute source biologique du psychisme qui se veuille exclusive. L’environnement jouerait un rôle essentiel ou équivalent à celui de l’économique. Dans la foulée, la notion de sujet sera réinterprétée ; le modelage venant du regard de l’autre sera apprécié autrement que comme un simple avatar perturbant le je dans sa marche vers la construction de son identité.

Face au succès de la théorie du lien, Pichon-Rivière publie en 1977 La teoría del vínculo, rédigé avec Ana-Maria Pampliega. Aujourd’hui où l’on parle avec familiarité du lien, comme d’une idée admise et utile, on mesure le chemin parcouru depuis ces années 50. Je pense que le concept de lien a eu un destin positif ; peut-être est-il le concept le plus utilisé parmi tant d’autres idées originales de Pichon-Rivière. En France, au Brésil, en Argentine, des revues s’appellent « Le lien », en hommage à ce concept et à son auteur. Le groupe qui entoure I. Berenstein et Janine Puget a largement contribué à la diffusion des idées sur le lien. Il appelle sa théorie des groupes et des familles « Les configurations du lien ». Un dictionnaire a été publié pour faire état de la diversité des notions qui se rattachent à cette théorie. Plus qu’un concept, le lien est devenu un signe distinctif. Personnellement j’ai pu l’appliquer dans quatre domaines : les groupes, la famille, la perversion et la construction du féminin et de la conscience identitaire féminine.

La théorie des liens dérive de la théorie de l’investissement d’objet, mais ne se cantonnant pas au niveau individuel, elle soulignera la réciprocité et la synchronisation entre les personnes. On peut noter ici l’influence du systémisme, cf. l’idée de stimulation réciproque de comportements, qui devient « stimulation réciproque de fantasmes ». Un lien est ainsi le fruit des investissements d’objet croisés entre deux personnes : le sujet voit l’autre, le traite, l’aime comme un objet interne, puis il attend que l’autre réponde à ses attentes concernant son objet interne. Si l’autre n’y répond pas, il peut induire indirectement ses comportements de telle sorte que l’autre finisse par ressembler à son objet interne. Comment ? Par sa parole, évoquant des personnes qui, elles, ont pu répondre à ses attentes ; par ses gestes, par ses actes, voire ses passages à l’acte. Mais l’autre aussi voit, traite, apprécie et sollicite le premier ; s’il se sent insatisfait quant à ses propres attentes, il le provoque. Nous situons alors trois domaines qui concernent la relation en lien, la représentation, l’affect, l’acte. Certes, chaque membre du lien présente une activité psychique qui lui est propre, indépendamment du lien. Toutefois ce qui nous intéresse pour saisir le lien, est l’interstice entre les deux fonctionnements.

Le lien est une structure psychique première et fondatrice chez chacun. Fragiles que nous le sommes à la naissance, nous dépendons des personnes qui nous entourent, avec lesquelles nous nous sentons en communauté, voire en fusion. L’étayage, la continuité et la présence de l’autre sont indispensables pour notre développement, voire notre survie. P. Sieca (2002) nous propose : " Pour utiliser une image bien rodée mais néanmoins fort éclairante, le lien peut s’entendre comme de multiples cordons ombilicaux reliant l’enfant et les parents. L’image présente un double intérêt car elle matérialise l’attache et elle indique bien que la circulation s’établit entre les personnes reliées. L’enfant parvient un jour à se défaire plus ou moins des liens avec ses parents, mais il n’a de cesse de vouloir rebrancher à d’autres individus l’extrémité des cordons qui ont été libérés de cette jonction. Il ne pourra accepter de branchement qu’avec des individus concernés par les mêmes modes de branchement que lui, intéressés par la nature même de ce qui circule dans ces cordons, et bien sûr par le sens de circulation, car parfois, entre parents et enfants, ce sont les parents qui peuvent être, sur certains registres, alimentés par leurs enfants. "

Le lien suppose une dimension intra et intersubjective. Il a également une place dans la propre identité, comme un tatouage sur la peau. Le moi est engagé dans une pluralité de liens : " Je suis Jean, l’époux de Marie, le père de Pierre, le fils de Jean-Claude, le copain de Paul… "

En conséquence, le lien est représenté dans l’inconscient du sujet comme une trace mnésique des premières expériences relationnelles, libidinales, sous trois formes :

- Une relation du sujet à l’objet maternel ou paternel.

- Une relation de chacun des objets parentaux avec le sujet lui-même.

- L’idée que se fait le sujet de la façon dont le père traite et considère la mère et réciproquement.

- Comme chaque lien est marqué par l’opposition amour-haine et les affects qui en dérivent (empathie, sollicitude, ou envie, rancune, etc.), la configuration qui en résulte devient un triangle sujet-père-mère dont les lignes sont soit positives (amour), soit négatives (haine) (cf. aussi Pichon-Rivière, 1971).

Une relation d’objet signifie aimer un autre, lui attribuer un certain nombre de qualités, essayer de l’influencer, de le séduire, de le posséder, pour le sentir proche et aimant. Il y est question de synchronisation émotionnelle ; c’est la présence de l’autre qui sera déterminant pour le type d’investissement engagé par le premier. Toutefois celui-ci n’est jamais pareillement disposé avec ses multiples partenaires (dans le sens large du terme). Il s’exprime en fonction des signes que l’autre lui adresse. L’autre donne un appui tout en configurant son propre désir. Cela suppose que l’on garde une partie de soi en jachère. Ainsi, chaque lien sera unique et original.

Si les membres du lien sont " aimantés " l’un par l’autre, ils le sont aussi parce que la relation semble produire des effets plaisants et créatifs. Une fois l’investissement réciproque établi, une communauté de pensées renforce l’union. Les membres du lien ont le sentiment d’appartenir au même univers, de partager les mêmes idées et principes et sont convaincus de la supériorité de leur relation.

Pour l’écrivain Lope de Véga, les liens psychiques qui unissent deux amoureux peuvent être durables à condition que cette relation s’accompagne de sollicitude, de solidarité, de solitude et de secret (les quatre S de l’amour).

C’est ce que mettent en jeu spontanément les membres de tout lien. Pour se tenir à l’abri du monde, ils établissent des accordages inconscients, qui les rendent proches et solidaires. On parlera alors de deux constantes : 1) un mythe, une croyance étayée par des légendes, sur les qualités ou les défauts, vécus comme uniques, entre les membres du lien dès lors qu’ils sont ensemble ; 2) un pacte où il sera question de garder des secrets ou plus inconsciemment de mettre à l’écart des désirs qui pourraient mettre en danger l’union, à l’image de ces pactes dénégatifs découverts par René Kaës (1992).

Trois niveaux se révèlent également être un ciment du lien :

-Un premier mythique, comme je viens de le proposer, appelé aussi transgénérationnel, s’il s’agit de la famille, par l’influence qu’y exercent les ancêtres (A. Eiguer, 2001) ;

- Un deuxième, désirant ou onirique, d’un niveau soi disant plus profond, où l’on fantasme de réaliser avec l’autre un certain nombre de désirs inconscients ;

- Un troisième, archaïque, où des tendances à la fusion des psychés interviennent : l’autre est vécu comme une partie de soi.

Ceci dit, chacun des membres du lien est différent et en décalage par rapport à l’autre. Le lien étant dissymétrique, les partenaires s’enrichissent constamment. C’est le cas du père avec sa toute jeune fille. Dans un couple, cette circulation psychique permet au féminin d’être confronté et alimenté par le masculin de l’homme et vice versa. L’homme peut même aider la femme à retrouver son féminin, lorsque son identité est affectée par certains événements comme une grossesse, par exemple. Sollicitude, exigence, appel à la jouissance, circulent entre eux. La femme peut alors se sentir mieux dans sa peau de femme.

Dans la vie de famille, on repère d’autres exemples saisissants : « l’enfant fait la mère » suggérait Serge Lebovici (1983) pour montrer l’effet de la demande de soins du nourrisson sur une mère qui ne peut naturellement tout savoir d’avance sur les soins maternels même si elle a déjà eu d’autres enfants et si elle s’étaye d’ordinaire sur les souvenirs lorsqu’elle a vécu la sollicitude soignante de sa mère. Il est évident par ailleurs, mais cela est fréquemment rappelé, que la mère contribue grandement à ce que l’enfant construise son identité, autrement dit qu’il soit enfant de sa génération.

Je cite encore l’exemple de l’inceste père-fille. Il est souvent en rapport avec les difficultés du couple ; en séduisant son enfant, le père veut couper le lien mère-fille, humilier son épouse, souligner son impuissance, montrer son incapacité à proposer des sensualités semblables aux siennes, profaner un certain idéal de famille.

Un autre exemple serait celui de la constitution du féminin chez la femme qui se façonne par identifications progressives au contact étroits, qui n’excluent pas le conflit, avec la mère, le père, l’amant, le partenaire et l’enfant, des liens qu’elle établit successivement avec chacun d’eux, intenses, exclusifs chaque fois. Cela lui permet de devenir elle-même. De l’intimité partagée émerge l’intimité individuelle.

L’emprise ne serait pas toujours assujettissement

Parlons de l’emprise fonctionnelle ou normale dans le lien. Déjà le mot « lien » à différentes connotations : relation, attachement mais aussi contrainte. C’est que ces constantes se reproduisent dans la vie adulte et notamment dans le lien d’amour. Dans la mesure où les relations avec les parents ont connu des dysfonctionnements, où l’enfant a été victime de maltraitances, le lien sera durablement affecté. La relation qui s’établit avec le partenaire amoureux découle de ce lien initial. Ainsi n’est-il pas le fruit d’un instant ou d’une suite d’instants qui s’étaleraient dans le temps, car l’amour, aussi intense soit-il, ne semble pas être suffisant pour créer la matrice d’une relation de couple ou toute autre.

C’est là qu’intervient la pulsion d’emprise. C’est la force qui intervient dans l’instant où l’un va vers l’autre pour l’assujettir. Avant même de l’aimer, on aime le lier à soi tout en identifiant l’autre à l’un de nos objets inconscients.

Les hommes et les femmes d’aujourd’hui ne comprennent peut-être pas assez qu’attachement ne signifie pas asservissement ; un peu d’emprise est nécessaire pour qu’il ait du " liant ". C’est le propre des liens humains de souhaiter partager son monde et son histoire. Ne dit-on pas " s’attacher " à quelqu’un ? « Mon homme. » « Ma femme. » « Je veux te garder pour toujours. »

J’attire l’attention sur la présence universelle d’une emprise fonctionnelle pour que l’on ne confonde plus les termes. Cette emprise est aux antipodes de l’emprise du pervers, qui est une forme d’ignorance de l’autre visant à l’utiliser aux seules fins de sa jouissance, et dont la forme domestique la plus répandue est le sadisme mâle de triste notoriété.

La réciprocité sentimentale suppose partage, distribution de fonctions et reconnaissance implicite de l’interdépendance. Cela a été toujours ainsi, nous disent les anthropologues (cf. Lévi-Strauss, 1949) et indépendamment de la domination d’un sexe sur l’autre. En famille, la notion de division sexuelle du travail implique que chacun, mari et épouse, ait son domaine d’action et sa fonction spécifique. Avoir besoin de l’autre là où l’on ne sait ou ne peut pas : le grand secret du lien de couple consiste à le faire sentir à l’autre sans que cela se traduise par une soumission, puisque l’autre est lui-même dans une situation semblable de dépendance.

Applications

La théorie des liens a été développée dans le contexte des groupes. Mes premières applications de ces idées à la famille ont été exposées en 1983, étendues au couple en 1998. Différentes facettes apparaissent simultanément dans le lien se renforçant au fur et à mesure que la relation se consolide. L’une d’elles est la continuité psychique, l’identification primaire y est active (S. Freud, 1921), c’est un niveau d’empathie (H. Kohut, 1971) ou de transfert de base. L’autre est alors imaginé comme une partie de soi, comme ayant des aspects communs, fût-ce des habitudes, des convictions, des éléments culturelles. Si l’autre est apprécié, cela est en grande mesure dû à ce que le sujet se déprend d’une partie de sa libido narcissique et la déplace sur lui. Ce niveau est celui des liens narcissiques.

Une deuxième facette : l’autre est rattaché à un objet interne. Il est vu comme différent et le cas échéant, comme complémentaire à soi, attrayant par ce que son contact promeut quant aux plaisirs potentiels. Il est source de curiosité parce qu’énigmatique, admiré par ce qu’il possède ou ce qu’il sait créer, ou détesté parce qu’il frustre, qu’il abandonne, qu’il rappelle la castration, et qu’il laisse entendre que le désir de l’avoir ou d’être comme lui est fort aléatoire. Ici dans cet investissement d’objet s’inscrirait la génitalité. C’est le niveau des liens objectaux.

J’ai insisté sur le mouvement inducteur des conduites chez l’autre membre du lien ; il convient de faire remarquer que ce que l’on cherche (atteindre ou toucher), c’est sa subjectivité, capter le mouvement inconscient des liens entre le moi et les objets internes chez l’autre, une pensée, un éprouvé, des sensations, la façon dont l’autre traite ses représentations et dont il sait le transmettre. Les membres du lien reproduisent l’illusion mère enfant ; on peut supposer que ce modèle se renouvelle à l’occasion de chaque relation à deux ou à plusieurs moyennant différentes modalités d’identification… Une forme d’identification mérite d’être isolée : l’identification de l’autre à un de ses objets internes. Celle-ci n’est ni une identification introjective, " réflexive ", ni projective, mais " attributive ". Si l’autre possède toutefois un trait semblable à celui de l’objet interne, le sujet a pu le reconnaître préalablement en tant que potentiellement susceptible de porter cette représentation interne. Une identification attributive peut donc être précédée d’une " identification introjective ", d’un appel de résonance avec ce qui est connu.

Il me paraît également important de souligner que chaque niveau narcissique et objectal se comporte de façon indépendante.

Au-delà du pulsionnel

Pourquoi une théorie des liens et pas une théorie de l’objet pour aborder la famille ? Certes la relation d’objet est plus proche d’une psychologie collective, mais la psychanalyse n’est-elle pas, dans sa définition même et dans sa pratique, une psychologie des profondeurs individuelles, alors que l’étude de la famille se propose de l’envisager comme une psychologie des ensembles humains ?

La démarche analytique vise à expliquer comment le fonctionnement psychique s’affranchit des autres individus, depuis l’auto-érotisme originaire et primitif, passant par le narcissisme primaire, par la libido des zones érogènes, jusqu’aux rapports du moi aux objets totaux et le surmoi, et qui font naître l’expérience subjective.

Une autre idée : la psychanalyse met au centre de son édifice le concept de pulsion, concept limite entre le somatique et le psychique. Or y a-t-il des pulsions groupales, familiales ? La psychologie des groupes se situerait en aval des pulsions, en indépendance avec la nature biologique de l’humain. En 1915 b, S. Freud suggère que les pulsions partielles peuvent même se substituer les unes aux autres de " façon vicariante ", échanger leurs objets facilement, réaliser des actions fort éloignées de leurs " buts originaux " : l’objet est choisi aléatoirement.

Certes les écrits freudiens sur la dépression (1915 a) apporteront des nuances à cette position : le travail du deuil à la suite de la perte de l’objet montre que le sujet n’est pas prêt à transférer son investissement sur un autre, du jour au lendemain. Et c’est Freud lui-même qui donne un début de réponse à cette question sur l’impossible autarcie du psychisme : dans l’écrit cité sur " Les pulsions et leurs destins ", lorsque Freud (1915 b) envisage la transformation des pulsions partielles sadiques en masochistes, il reconnaît que c’est au moment où l’autre extérieur agit sadiquement sur le sujet que ce dernier peut s’imaginer la douleur provoquée, être attiré par le plaisir masochiste, puis évoluer lui-même en subjectivant son vécu. On dira de même à propos des pulsions voyeuristes dans leur renversement en pulsions exhibitionnistes. Sans " un prochain ", la subjectivation n’est pas possible. Etant née en se démarquant de la théorie du traumatisme - origine de la névrose, la psychanalyse reste néanmoins sensible sur ce point. Freud d’ailleurs est revenu à maintes reprises sur le rôle majeur du traumatisme aussi bien au moment de la naissance de la vie psychique (Moïse, 1938) que dans la pathologie (Au-delà, 1920).

Les positions de Ferenczi (1933) dénonce les abus pouvant marquer les enfants de façon indélébile. Aujourd’hui, des auteurs comme J. Laplanche (1987) semblent avoir trouvé une solution au dilemme " fantasme ou traumatisme " : les enfants sont d’une façon ou d’une autre abusés par leur (s) parent (s). Ce sont les fantasmes et désirs des parents bien plus abondants et puissants, leurs angoisses pour les écarter aussi, qui vont généralement s’imposer à eux. Cet " abus " n’est pas le vœu avoué des parents, c’est la conséquence logique de la différence des générations. Quoi que l’on fasse ou l’on désire, les parents sont là, l’enfant dépend beaucoup d’eux. Du moment que leur fonction est d’aider à la formation de l’enfant, ils apportent leur passé, leur préhistoire personnelle, leur angoisse de castration et les autres fantasmes originaires. Ils risquent même de forcer les identifications et les idéaux. La passion avec laquelle le père et la mère impriment leur relation, devrait compter sur les frayages pulsionnels de l’enfant. Ils risquent d’infléchir durablement son excitabilité ou sa passion. Lui, il construira ses objets sur la base de ceux de ses parents. Cf. aussi la notion proposée par P. Aulagnier (1975), la mère fait intrusion dans le monde du nourrisson, le dérègle, de façon active, elle donne un sens " arbitraire " au vécu de ce dernier, mais cela l’organise.

Il n’en reste pas moins que la place importante concédée au pôle biologique chez Freud ne nous autorise pas à nous référer à lui sans un examen approfondi de ses positions, examen qui doit passer par une remise en question de certains concepts, tout en partant de la psychanalyse elle-même. Je donne mon sentiment : le pulsionnel ne peut être pensé sans l’objet interne (rappelons-nous que l’objet est une des quatre composantes de la pulsion), et la pulsion de l’autre (l’objet externe) doit être considérée comme un facteur d’attrait pour que la pulsion du sujet s’oriente, s’aiguise et éventuellement émerge.

La famille et ses liens de parenté

En termes de groupe, nous dirons que la famille se révèle à la fois comme l’aménagement d’une sociabilité globale et d’une sociabilité ou groupalité à deux, entre deux sujets rattachés par un lien, puis elle présente plus d’un lien.

Dans la famille, l’identité de chaque membre se recompose selon chacun de ses interlocuteurs. Un père devrait savoir se comporter en père face à sa fille, se définir en tant que tel, en acceptant les limites de la loi, et en imposant ce que la fonction de père le lui autorise. Il fonctionnera tout autrement comme époux ou comme enfant de sa mère. Comme père il agira certainement de façon particulière avec son garçon ou avec sa sœur ou son frère. Nous sommes aux antipodes de l’intronisation individuelle de la fonction paternelle. Elle prend en compte aussi bien " être père " " qu’être non père ".

L’anthropologie parle aussi d’une théorie de liens : la famille comporte un réseau de liens relationnels précis quant à leurs fonctions, pôles personnels, lois…, ce sont ces liens qui forment l’atome de la parenté. Je me réfère aux liens de filiation, conjugal ou d’alliance (parentale), fraternel (consanguinité) et lien avunculaire (entre l’oncle maternel et son neveu, présent dans les cultures étudiées par l’anthropologie et ayant un rôle majeur dans l’éducation de l’enfant des sociétés matrilinéaires principalement, celles où la fonction du père biologique est reléguée à la procréation). L’oncle maternel a une fonction paternelle, d’autorité, de conseil, etc.

Ces lois s’appliquent à notre société. Elles constituent notre référence symbolique, elles orientent notre place dans le monde et dans la généalogie, tout en organisant la famille, la nature des rapports entre ses membres, leurs droits, leurs obligations. Signalons que l’union sentimentale entre les parents apparaît comme guide des autres liens, comme un attracteur groupal, l’union infléchit le désir de concevoir l’enfant, elle intervient dans le style choisi d’éducation de l’enfant ; l’érotisme du couple orientera celle mise au service de ce dernier. Ceci est d’autant plus important à remarquer que l’enfant peut habiter loin de l’un des parents, divorcé, disparu. L’enfant vit un " arbitraire " dans ces cas, les parents décident selon leur bon vouloir, il se sent ainsi à la merci des avatars de l’amour et du " désamour ", des séparations et des remariages. Etant intense mais périssable, l’amour sexuel rend ce lien instable par définition, ce qui est différent des liens biologiques. Mais je pense que les enfants des familles monoparentales ou recomposées souffrent plus de la non intégration de cette dimension de sexualité entre adultes (par eux ou / et par la façon dont les adultes la vivent) que par les conséquences de l’éloignement d’un des parents ou par l’apparition d’un nouveau partenaire dans la vie de la mère (ou du père).

Certains parents se voient obligés de se justifier auprès de leur enfant, le prenant comme confident. Ils veulent contourner l’arbitraire de la différence des générations et de la singularité de l’amour sexuel. Le système de parenté fonctionne en somme comme un groupe : influences, fomentation de fantasmes de l’autre. Chaque lien (filiation, conjugal, fraternel, etc.) se conditionne et prend position par rapport à l’autre. Cela signifie que dans toutes les familles ce qui est autorisé ou permis, attendu ou exclu, dans un lien précis, ne l’est jamais dans un autre. Et dans une famille en particulier, on observe que le fonctionnement d’un lien est en relation avec ce qui se manifeste dans un autre.

Je pense à une famille en thérapie où l’on peut noter que le lien entre les parents (serré, proche mais inaffectif, niant les problèmes) contraste avec ce qui se passe entre la mère et sa fille aînée de 2 ans et demi (méfiance, rivalité, " désobéissance "), et encore avec le lien fraternel, qui tend à se constituer en " contre-pouvoir ". Tout cela est articulé répondant à une dynamique inconsciente collective.

Fonctionnalité et dysfonctionnalité

Dans la famille, les liens narcissiques et les liens d’objet se présentent habituellement en équilibre entre eux ; ceci apparaît comme le garant de la fonctionnalité familiale. Par contre, selon mes observations, leur déséquilibre serait à l’origine d’un dysfonctionnement. Je suggère le terme structure familiale pour désigner le fonctionnement des liens, leur équilibre et leur déséquilibre. Si l’un des liens apparaît comme dominant, il présentera des " anomalies ", la structure glissant vers le dysfonctionnement. Quatre cas de figure ont pu être isolés.

• Si le déséquilibre se fait au détriment des liens objectaux cela conduirait à ce que les liens narcissiques soient dominants : c’est le cas de la famille où les différences générationnelles, des sexes, des individualités, de la perception de l’écoulement du temps s’émoussent (familles à structure narcissique ; à patients psychotiques).

• Un autre cas de figure serait celui des familles où les liens narcissiques apparaissent comme affaiblis face aux liens objectaux, ils sont de ce fait comme déformés ; le soi familial est trop incertain, les limites famille-monde extra-familial sont peu claires, laissant transparaître une dévotion excessive envers les familles d’origine des parents (ou d’un des parents) et leurs objets infantiles. Les attitudes sacrificielles ne sont pas rares. Les parents resteraient trop fusionnés aux grands-parents ; les deuils longs et difficiles ; les affects nostalgiques. (famille à structure anaclitico-dépressive ; patients dépressifs, alcoolisme).

• Le cas de la " famille à structure névrotique " ne verrait pas apparaître les liens en déséquilibre mais les inversions sexuelles joueront un rôle dans l’origine des troubles.

• Dans la " famille à structure perverse ", les liens apparaissent régulièrement affaiblis, aussi bien les liens narcissiques qu’objectaux ; à leur place des mouvements excitants, voluptueux se manifestent. De ce fait, les rapports restent superficiels, utilitaires, prédateurs ; les séparations et les ruptures ne donnent pas le sentiment d’affecter grandement leurs membres.

Conclusions

Dans mon développement théorique sont apparus quatre liens, et quatre termes ou membres de la famille, dont deux pères, etc. Si cette complexité nous surprend, l’accès clinique pourrait en être simplifié dès lors que l’on comprend l’intérêt d’axer l’examen sur le groupe et les liens. Un pas important serait réalisé dans cette perspective néanmoins le jour où nous nous rappellerons notre foyer. Il était facile d’y vivre, de reconnaître notre place, les noms de nos cousins et de nos aïeux. Un climat jamais retrouvé ailleurs s’y instaurait à chaque repas, réunion, commémoration. Pas toujours...

J’ai essayé de souligner l’originalité du concept de lien et son extension à des champs divers. C’est la meilleure preuve de sa vitalité. C’est aussi la manière la plus sage que j’ai pu trouver pour rendre hommage à la mémoire d’un maître rare, imaginatif, doté d’un sens pédagogique exceptionnel, d’une personne généreuse et modeste, comme les vrais maîtres.

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