psy.francoarg.asso@free.fr










* Programme
* Dossier
* Page d'accueil

DE L'ETAT MENTAL DES HABITANTS D PARIS PENDANT LES EVENEMENTS DE 1870-1871
Jean Garrabé*
 15 mai 2003


* Ancien Président de la Société médico-psychologique (2000)





Au cours de cette réunion sur "Crise et psychopathologie" j'ai pensé que nous pourrions relire ensemble le texte de Legrand du Saule (1830-1886)
"De l'état mental des habitants de Paris pendant les événements de Paris en 1870-1871". Ces événements - la guerre franco-prussienne, le siège, la Commune, sa répression - ont constitué une crise d'une extrême gravité puisque la France a failli y disparaître. Ce texte figure en appendice au livre qui a rendu Legrand du Saule célèbre "Le délire des persécutions", paru en 1871. Il a donc été écrit à chaud sous le coup des impressions du moment et constitue en somme la première étude de psychologie collective ou des masses dont parlera Gustave Le bon (1841-1931) dont s'inspirera Freud.

Legrand du Saule était un observateur privilégié puisque médecin-adjoint à l'Infirmerie spéciale du Dépôt, il y a exercé ses fonctions pendant l'ensemble de ces événements établissant des certificats pour les préfets successifs, impériaux ou révolutionnaires.Lasègue (1816-1883), médecin chef

semble avoir été exclu par les Communards sans doute à cause de ses opinions politiques. Legrand du Saule ne cesse d'affirmer son apolitisme ou plutôt sa neutralité en tant que médecin. Son récit fait preuve d'une certaine naïveté et il s'étonne des constatations qu'il fait qui lui paraissent incompréhensibles en fonction de sa conception de l'aliénation mentale. Si la folie est l'effet des passions comme le pensait Esquirol de tels événements devraient provoquer une augmentation des cas de folie. Or il n'en est rien et le nombre d'aliénés admis à Bicêtre, n'augmente pas, en tout cas au début de la guerre, alors que le nombre de cas d'aliénation a cru en France dans des proportions alarmantes depuis trente ans (il s'agit des années 1840 à 70 en non depuis 1872). 

On note cependant une augmentation de l'alcoolisme chez les gardes nationaux mobilisés. Mais selon Legrand du Saule il n'y a pas non plus une augmentation des cas de guérison, ce qui va contre l'opinion de l'effet salutaire des crises, fort répandue depuis l'Antiquité.

Legrand du Saule signale les rechutes produites par ces événements chez les malades déjà connus. Il décrit ensuite les différentes phases par lesquelles va passer le moral de la population parisienne. Après avoir au début de la guerre fait preuve de sang froid elle est, après le désastre de la bataille de Sedan, prise de panique au récit des horreurs commises, dit-on, sur la population civile par les Prussiens (enfant j'en ai encore entendu le récit par ma grand-mère qui curieusement paraissait du coup considérer l'invasion nazi de 1940 comme moins angoissante).

Vient ensuit une phase de désespoir pendant le siège. L'enfermement des 350.000 habitants que comptait alors la banlieue, y compris Bicêtre, va poser le problème des vieillards et des enfants infirmes et faibles d'esprit considérés comme autant de bouches inutiles alors que la famine décime les parisiens assiégés.

L'apparition de la variole conduit à convertir l'hôpital de Bicêtre en hôpital militaire pour varioleux où sont admis 150 malades par jour. Pendant le siège c'est surtout le froid qui entraîne la mort des nouveaux nés et des malades. Mais il se produit aussi de cas de "stupidité" et des formes aiguës de manie (il faut bien entendu traduire ces termes dans le langage contemporain, c'est-à-dire qu'il s'agit de cas de mélancolie stuporeuse et d'expériences délirantes aiguës).

Pendant le grand incendie qui détruisit la plupart des bâtiments de Paris dont une partie du Palais de Justice et de la Préfecture de Police, le dépôt et les aliénés qui s'y trouvaient sont sauvés grâce aux surveillants.

Legrand du Saule s'étonne : "Pendant tous les événements qui se sont accomplis depuis neuf mois les cas de mort soudaine ont été rares". C'est là une constatation faite lors de toutes les guerres, notamment la Seconde Guerre Mondiale où le nombre de suicides a diminué dans les pays où se déroulaient les combats. A quoi bon se donner la mort soi-même alors que s'offrent tant d'occasions de perdre la vie?

Autre source d'étonnement pour Legrand du Saule : la constatation que pendant l'été de 1871 le chiffre total des aliénés est de beaucoup au dessous de la normale. Il s'interroge sur les conséquences à long terme de cette crise dramatique : "Les révolutions sont capables d'amener la terreur, et la terreur peut non seulement modifier l'état intellectuel des générations présentes mais s'appesantit encore, par la voie de l'hérédité, sur les dispositions mentales des générations futures". Nous voyons ainsi apparaître la question de l'hérédité psychique puisque ce qui serait l'héréditaire ce seraient des dispositions mentales modifiées chez une génération.

La conclusion de Legrand du Saule est pleine d'espoir : "Le courage n'est-il pas le fils de la douleur?" Une crise peut donc provoquer une réaction et une reconstruction psychique et matérielle. C'est bien ce qui s'est produit après les événements de 1870-71 qui ont été suivis de la renaissance de la IIIème République Française.
La revanche a été une revanche scientifique. Pendant que Charcot devenait une gloire nationale avec la création à Paris de la première chaire de neurologie au monde, les universitaires français quittaient Strasbourg pour Nancy où Bernheim allait s'opposer à l'Ecole de la Salpêtrière et Sigmund Freud découvrir un champ d'études nouveau. Les crises socio-politiques ont parfois des conséquences inattendues.

Legrand du Saule (président de la Société Médico-psychologique en 1880). Le délire des persécutions, Paris, Plon, 1871.