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Souffrance et Santé Mentale à l´épreuve de la politique : Argentine
2001- 2002
Juan Carlos Stagnaro |
Presentado el 15/05/03 en la Jornada organizada por la AFAPSAM y el Circulo Henri Ey en la Maison d'Argentine de la Cité Universitaire de Paris con el auspicio de la Embajada de la Republica Argentina en Francia
INTRODUCTION
Je tiens à remercier, les organisateurs de m’avoir invité à participer à cette Journée, et vous tous pour l´ intérêt que vous témoignez à la situation que traverse l´Argentine
Dans mon intervention sur les effets cliniques et psychosociaux à court et long terme du Terrorisme d´Etat en Argentine, lors du Congrès de la Société de L´Information Psychiatrique qui a eu lieu en Martinique, j´ai lancé, un avertissement qui, malheureusement, s´est avéré prémonitoire de la tragédie qui s´est déroulée, peu après, les 20 et 21 décembre, à Buenos Aires. Je mentionnais alors les impulsions meurtrières des responsables de la " guerre sale " [menée par la dictature militaire de Videla] je soutenais qu'elles n’avaient pas cessé avec elle, que "Les forces politiques et économiques qui ont tiré les ficelles étaient toujours présentes sur la scène sociale", que "Thanatos, déambulant dans les couloirs de la démocratie, leur prêtait d’autres masques".
En effet, la crise qui a atteint son
acmé à Noël 2001 incubait depuis des années.
Quand le président Fernando De La Rua a prononcé les mots
haïs: "Etat de siège" dans son allocution télévisée
du 19 décembre 2001, la " rue " s’est soulevée. Pendant l’année
écoulée, nous avons pris conscience de l´ampleur des
effets de la crise sociale sur la santé mentale des argentins.
LA CRISE SOCIALE EN
ARGENTINE SE BASE SUR UNE DYNAMIQUE D´EXCLUSION
Les conséquences de l´implantation
du modèle néo-libéral, autant sur l´emploi que
sur le salaire, le logement, les institutions sanitaires, l´accès
aux médicaments, etc., se sont progressivement manifestés
et offrent actuellement un tableau de délabrement sans égal
dans notre histoire.
L’état actuel de la Santé
Publique, dû au désengagement de l'État argentin, à
l’accroissement de la demande en soins qui s’accentua du fait de l’appauvrissement
et du chômage, semble terminal et irréversible. La Santé Mentale, traditionnellement négligée dans l’ensemble des politiques de santé publique, a d’autant plus souffert, avec l’implantation des théories néo-libérales, une crise majeure, expression dans son secteur spécifique de la politique d’exclusion sociale produite par ce modèle. |
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Il existe un consensus international suffisant pour affirmer que, quelles que soient les causes impliquées dans la genèse de la souffrance mentale, l’environnement social influe sur la vulnérabilité des personnes aux " maladies mentales " et sur le cours qu’elles suivront. La pauvreté traduite en dénutrition, les conditions de travail, un habitat inapproprié, le chômage, les risques accrus de maladie et les services de santé limités, se répercutent directement ou indirectement sur la Santé Mentale et le bien-être de la population, du groupe et de l’individu.
Une politique adéquate de Santé Mentale exige que l’on considère toutes ces dimensions socioéconomiques qui, à première vue, ne paraissent pas constituer des problèmes liés à la " maladie mentale ". C’est pour cela que le champ de la Santé Mentale est défini comme inter-sectoriel et inter-disciplinaire, et excède donc conceptuellement et opérationnellement le domaine de la santé bien qu’il y ait toujours une forte insertion et spécialement dans le domaine des soins médicaux. La psychiatrie et les théories psychopathologiques spécifiques qui la fondent, appartiennent au champ de la santé mentale mais elles ont une pertinence propre et en constituent un pilier majeur.
La culture - par l'intermédiaire des institutions sociales - est un point d’appui pour permettre la structuration de la topique psychique :cela fait que la proportion de malaise pour vivre en société soit tolérable. La culture remplit, en effet, une fonction de protection, prenant la relève des figures parentales. La situation devient, alors, dramatique si la culture échoue dans son rôle protecteur.
A la fin de 2001, l’Etat argentin apparemment transformé par une culture démocratique – que beaucoup croyait avoir récupéré après la dictature-, ce représentant des objets paternels, a tourné le dos à la majorité de la population : ce qui aurait dû être familial/protecteur – les institutions de l`Etat, ses forces de sécurité- est devenu persécuteur ou abandonnique. Il faillit scandaleusement à sa mission comme administrateur de la Justice : la Cour Suprême justifia le pillage de ses enfants. Ce fut, la solitude et son manque de défense. Cet état de fait peut déclencher des crises psychiques.
Diverses " intermédiations " nouent les liens entre psyché et société – registre identitaire, idéaux et surmoi, un destin imposé socialement pour les pulsions, les objets obligés de la sublimation, etc ; les considérer dans le travail clinique représente l’une des urgences que notre époque exige.
En raison du temps qui nous est imparti, nous nous centrerons seulement sur certaines problématiques spécifiques qui affectent dramatiquement, actuellement, deux groupes à risques de la population : les enfants et les chômeurs.
a) Les enfants
Quelques chiffres suffiront pour démontrer cet état d’urgence
(Transparent 1)
Et ceci, dans un pays capable de produire des aliments pour 300.000.000 d´ habitants.
Nous savons bien que, selon les critères de l´UNICEF, 80 % du cerveau humain se développe pendant la période de gestation et les deux premières années de vie. Le développement du cerveau est une condition préalable à la structuration du sujet humain. Les enfants qui souffrent de malnutrition et de dénutrition ont une probabilité 5 à 8 fois supérieure de souffrir d'un retard intellectuel à celle d´un enfant bien nourri.
Nous pourrions dire qu’il s’agit de l’effet le plus cruel de la crise. L’oligophrénisation des masses est une forme brutale mais effective de neutraliser d´autres effets psychopathologiques ultérieurs. Sur quelles capacités symboliques et imaginaires nos enfants bâtiront-ils, autant leurs folies, que leur créativité ?
C’est pour cela que la situation qui
s’est abattue sur des dizaines de milliers d’enfants dans notre pays conséquence
d'une stratégie déterminée d’accumulation capitaliste,
peut être qualifiée de véritable génocide par
planification de l’inégalité sociale.
b) Le chômage
Entre juin 1999 et novembre 2002 le pourcentage de famille dont l’un des membres est au chômage est passé, en Argentine, de 38 % a 65 %.
Un travail de recherche documenté développé entre 1998 et 2002 à la faculté de psychologie de l’Université de Buenos Aires démontre clairement les effets du chômage sur les liens familiaux, l’entourage social et l’apparition des troubles psychiques.
L’enquête touchait la population des 30/55 ans, soutiens de famille, qui avaient perdu, pour une période prolongée, l’emploi qu’ils avaient depuis de nombreuses années.
A) A partir du résultat des
entrevues qui ont été menées, les chercheurs ont pu
énumérer une série de caractéristiques qui
reflètent l’image que les chômeurs ont d’eux-mêmes :
Ils réinterprètent négativement leur histoire personnelle et font une évaluation négative de leur capacité à trouver un travail. |
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B) Les relations de couples se sont détériorées dans 30 % des cas, et les relations sexuelles dans 45% des cas.
L’étude des chiffres de la prévalencedes affections psychiques surprend : 75 % sont qualifiées comme " très affectées ".
Quand on étudie, en détail, les affections, on peut observer les pathologies suivantes :
Conduites d’évitement:
10
%
Conduites violentes
: 10 %
Conduites et tendances toxicomaniaques : 15%
Crise d’angoisses : 20%
Troubles du sommeil : 35 %
Dépression : 50 %
Idées permanentes de suicideet
tentatives: 11 %
(En additionnant des idées
non permanentes, le total atteint 36%)
Peut-être peut-on ainsi mieux comprendre le contenu des appels téléphoniques au Service d’assistance au suicide : 40 % font référence aux problèmes économiques et d’emploi.
Parmi les urgences psychiatriques, qui ont augmenté de 100%, entre 1998 y 2000, la tentative de suicide est le principal motif de consultation.
Affections psycho-somatiques:
20%
a 55 %
c) La fuite dans l´émigration : Le "re-traumatisme" psychosocial
Dans des secteurs importants de la population on a pu observer pendant ces dernières années une difficulté à prendre des initiatives politiques, à participer activement et à s’organiser pour défendre des revendications, ceci en contraste avec un désaccord objectif, exprimé dans l’intimité, par rapport à l’injustice sociale et à l’impunité. Ce phénomène obéit sûrement à une causalité complexe. Néanmoins, sans vouloir le réduire à un mécanisme psychologique, ni étendre abusivement des catégories de la métapsychologie individuelle à un niveau psychosocial collectif, nous sommes enclins à penser que l’introjection des objets de persécution induit par le Terrorisme d’Etat des années 70, a contribué à établir un contrôle, soutenu dans le temps, de la contestation sociale.
Après les manifestations qui ont commencé en décembre 2001, cette attitude semblait s’être modifiée et l’on s’orientait vers une action sociale concertée. Mais face aux difficultés qu’il fallait affronter, certains ont essayé de chercher des solutions individuelles.
Un panorama de déjà
vécu est apparu pendant les premiers mois de 2002. La perte
d’une place dans le monde du travail, la spoliation des économies,
l’insécurité face à la violence sociale, nous ont
donné l’impression d’affronter quelque chose d’irréparable,
l’isolement social, la certitude que rien ne pouvait porter secours, se
réfugier dans l’exil économique rappelait cruellement l’exil
au temps de Videla et évoquait de sinistres fantômes du passé
: la figure de ce que nous pourrions appeler " disparu social " se calquait
de manière diffuse sur celle du " disparu physique " et provoquait
la panique. Les projets d’émigration construit sur une idéalisation
du pays d'accueil entraînèrent des crises familiales et provoquèrent
des décisions intempestives lourdes de conséquences pour
les protagonistes dont on constate le retour défait, et d'autres
sur lequels on apprend la survenue de graves crises personnelles et familiales
vécues dans les pays d’immigration.
d) La fuite dans les médicaments
Selon les sources de l’industrie pharmaceutique locale, pour l’année en cours, la consommation des anxiolytiques a augmenté, en Argentine, de 4%, alors même que la vente des antidépresseurs grimpait : + 13%. Entre novembre 2001 et février 2002, 69 % des 3.500.000 affiliés de la mutuelle la plus importante de l’Argentine ont utilisé des psychotropes. Tout cela, il faut le préciser, dans un contexte de rétraction du marché argentin des médicaments qui a chuté de 10 % en 2001. L’auto médication est monnaie courante en Argentine, et au lieu de prescrire des médicaments à nos patients, nous devons souvent la leur enlever.
LE TRAVAIL DU PSYCHIATRE ET LEURS OUTILS PSYCHOPATHOLOGIQUES
Nous avons vu ainsi la pratique du psychiatre soumise à des tensions épistémologiques, idéologiques et éthiques, alors que nous étions nous-mêmes pris dans la tourmente quotidienne. Ces tensions ne sont pas gratuites : différentes recherches ont pu constater les problèmes de santé des psychiatres hospitaliers, n'épargnant pas la pratique privée, tous exposés aux effets du "burn out". 72 % des internes et des jeunes médecins entre 25 et 32 ans souffrent de fatigue émotionnelle. Parmi les psychiatres plus âgés le chiffre est de 48,2 % et seulement 10,5 % éprouve un sentiment de satisfaction par rapport à leur rôle professionnel.
En ce qui concerne les présupposés mêmes de la pratique, nous considérons qu'il ne s´agit pas de médicaliser le problème par la voie d´une approche scientifique objectivante, en l’isolant de son contexte socioéconomique, ni de s’identifier aux victimes par la voie de l’indignation ou de la sympathie solidaire, car ni l'un ni l'autre n’aboutissent à une issue pertinente.
Par conséquent, « même si les effets de la crise sociale peuvent se manifester au niveau de la psychopathologie
individuelle, son appréhension intégrale ne peut s’envisager que dans une articulation symbolique qui inclut les perspectives politiques, anthropologiques et juridiques dans un axe historique ».
Le modèle qui s'adapte peut-être le mieux aux besoins de notre pratique dans le contexte de la crise sociale est celui de la vulnérabilité (autant biologique que psychologique) du sujet en crise qui permet de parler de vulnérabilité psychopathologique en prenant en compte également les événements psychiques et environnementaux. Cette optique nous octroie la possibilité de considérer le sens individuel que peuvent prendre les événements sociaux pour le sujet qui les vit, dans le cadre de sa biographie et de ses problématiques individuelles
En réalité la crise sociale ne donne lieu à aucune forme de maladie mentale particulière sinon qu'elle met à l'épreuve la vulnérabilité de chaque sujet en l´acculant à des exigences d´élaboration insupportables voire traumatiques capables de déclencher certaines crises psychiques. Le pathologique peut ainsi s'installer comme résultat d'un effort d'adaptation plus ou moins réussi, laissant un cortège de phénomènes négatifs dans l'économie psychique et les relations sociales du sujet. La carence d'une approche psychopathologique empêche d’y donner un sens en s'épuisant dans sa description symptomatique. Dans ce cas le résultat le plus fréquent est celui de limiter les interventions thérapeutiques à des manœuvres pharmacologiques et ou comportementalistes à visée ré-adaptative.
Les catégories descriptives multi-axiales du type DSM : trouble de stress post-traumatique, crise de panique, anxiété généralisée, trouble dépressif majeur, etc., (même utilisant généreusement l´ Axe IV de cette classification qui consigne les problèmes psychosociaux et environnementaux), utilisés et défendus par une partie de mes collègues argentins, ne peuvent rendre compte de la trame subjective impliquée dans les décompensations et l'évolution de nos patients submergés dans la crise sociale et personnelle.
Cantonnant la souffrance psychique à une énumération de symptômes synchroniques cette optique de la psychiatrie la dérobe de sa complexe diachronie dynamique - appareil psychique-environnement, sujet-culture - et produit un glissement explicatif vers le réductionnisme biologique.
La pratique actuelle en Argentine constitue, ainsi, un laboratoire idéal pour dénuder, une fois de plus, l’insuffisance de ces modèles théoriques et des catégories diagnostiques et des stratégies thérapeutiques qui en découlent. La description objective et prétendument a-théorique du DSM ne peut rendre compte de l'intégralité du vécu de nos patients et reste en prise avec une certaine idéologie de la souffrance mentale. Nous vérifions, ainsi, qu'à la souffrance psychique d’un sujet peut s’en ajouter une autre provoquée par la façon de la recevoir. Une prise de position active sur le plan des choix politiques, aussi bien en tant que citoyen que dans l’exercice de sa profession, devient indispensable à notre propre identité comme personne et comme psychiatre.
CONCLUSION
Parler de psychopathologie et de crise sociale nous situe dans la paire dialectique Science-Politique. Et c'est dans ce carrefour, certainement non dénué d'ambiguïtés et d'incertitudes, que nous pouvons accomplir notre tâche majeure : celle de restituer à nos consultants leur aptitude à la liberté... et défendre la nôtre.
Je vous remercie.
Bibliographie
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