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LE SUJET DE LA CRISE POLITIQUE
Eduardo Mahieu
15 mai 2003









 


 

L'abord que je propose ce soir consiste en l'articulation de la crise en Argentine à partir d'une dimension proprement anthropologique de l'expérience humaine : le politique, en tant que principe structurant globalisant dans la société humaine. Cette dimension du politique implique toujours un court-circuit entre l'universel et le particulier (7). Sur le plan subjectif, ce court circuit est à proprement parler l'idéologique, en d'autres termes la subjectivité politique. Ce choix se soutient d'une part parce que le sujet qui nous réunit en est intimement liée, mais aussi parce que les modes de subjectiver la crise laissent transparaître un impact de ce registre sur la psychopathologie et sur nos propres interventions. Si les crises sont, comme le signalait déjà Marx, les torsions symptômales du système, il en est de même des crises de la subjectivité politique. C'est de cette articulation que nous souhaitons tirer les enseignements que la crise nous fournit.
 
 

Qu'est-ce qu'elle a de particulier cette crise en Argentine?
 
 

Un rapide coup d'œil à la presse de l'époque, montre assez clairement un phénomène particulier. On y évoque la traduction des effets de la crise dans la population en termes de demande de soins psychiques. Ainsi un journaliste du quotidien La Nación (18 juin 2001 - 5), affirme : "Le scepticisme et la tristesse ravagent le moral des gens. Les consultations psychiatriques dérivées des pathologies sociales ont augmenté". D'après le journal La Voz del Interior (14 mars 2002 - 5), l'augmentation de la demande s'élève à 300%, ce qui semble assez concordant avec d'autres estimations.

La question se pose de comprendre cette traduction massive de la crise socio-économique argentine des années 2001-2002 en demande de soins psychiques. Car d'autres événements historiques pour le moins aussi traumatiques n'ont pas eu ce même effet : p. ex. le "rodrigazo" en 1975, les tortures et disparitions de la dictature militaire entre 1976-1983, l'hyperinflation de 1989. Ce simple constat devrait suffire à couper court à toute tentative d'explication faisant appel à un essentialisme argentin, à partir d'un type folklorique. L'angle de lecture choisi nous conduit plutôt à une vue opposée, et nous permet d'articuler cette figure de la crise subjective argentine contre le fond d'une crise mondiale.
 
 

Le sujet post-moderne et post-politique
 
 

L'historien anglais Eric Hobsbawm (6) opposait "le long 19ème siècle" (1789-1914) au "court 20ème siècle" (1914-1991). C'est ici que le débat sur la fin de la modernité, la fin des idéologies, la fin de l'histoire, etc., trouve sa place, car la crise argentine c'est une crise du XXI siècle. Ce qui est à souligner est le fait que la "psychiatrisation" de la crise n'en revient pas à des psychiatres à la façon soviétique. Ils ont été sollicités par la demande de la population elle-même pour apaiser l'angoisse que le gouffre de la crise a provoqué. Elle s'est adressée à la santé mentale pour traiter son désarroi, "l'idée de la plénitude absente de la société" (6).

Ce fait est en rapport avec la fin proclamée des idéologies, car la dite société postmoderne a engendré une nouvelle forme de subjectivation politique : la postpolitique. Elle souligne la nécessité d'abandonner les anciennes divisions idéologiques et d'approcher les nouvelles problématiques utilisant le savoir des experts. Ainsi se mobilise un appareil d'experts de tout ordre pour enfermer la demande, la plainte générale d'un groupe particulier dans les limites de cette demande précise, dans son contenu particulier (7). Identifiant les problèmes spécifiques de chaque groupe et sous groupe elle va jusqu'à proposer des mesures appropriées pour rectifier ce qui va mal.

Cette postpolitique est le fond commun que partage la crise argentine avec la crise mondiale à ce niveau. Ainsi, à titre d'exercice nous pouvons comparer deux essais, à priori très différents, sur les rapports entre subjectivité et politique : Douleur Pays de Silvia Bleichmar (4), centré spécifiquement sur les événements de 2001 en Argentine et le Spectre rode toujours de Slavoj Zizek (8), une analyse des effets subjectifs de la mondialisation économique. On ne peut pas manquer d'être frappés par le nombre de références communes utilisées pour décrire des expériences aussi distinctes : le film The Matrix et la dialectique des mondes virtuels et le monde réel, une violence ultra-objective (selon l'expression de Balibar) bureaucratique conduisant à la production automatique d'exclus (dans le folklore argentin "cartoneros" et "piqueteros"), des références à la typologie des loosers et winners ou à la notion de banalité du mal forgée jadis par H. Arendt.
 

L'événement : "Que se vayan todos"                     

Ce fond permet de distinguer aisément deux faces de la crise argentine. Comme l'a dit S. Bleichmar (4) : les journées de décembre 2001 ont constitué un laboratoire pour cette subjectivité dévastée. Reprenons à notre compte un instant la notion d'événement d'Alain Badiou (2), qui implique le sujet en tant qu'agent qui intervient dans le multiple historique d'une situation. Un événement politique authentique s'est produit en 2001, une sorte de démentie du réalisme post-idéologique selon lequel "rien n'arrive réellement".

Arrêtons nous sur ce que E. Laclau (7) appelle "signifiant vide", un signifiant capable de subsumer dans un universel les demandes particulières dans la lutte pour l'hégémonie idéologique. Ce signifiant qui désigne un manque, la totalité absente, est devenu dans le cas argentin, le signifiant capable par équivalence de représenter toutes les demandes particulières, souvent antagonistes : "Que se vayan todos", assumant pendant un temps donné un élan émancipateur authentique, sans tenir compte que son contenu affirmait en même temps son impossibilité. Si nous distinguons l'acte comme geste négatif de dire "non", d'un côté, et sa séquelle positive, l'événement de décembre 2001 produit un véritable acte dans la forme des manifestations qui clamaient "que se vayan todos", au nom d'une solidarité authentique. Ce geste compte plus que son ultérieure positivation frustrée, comme le dit Zizek (7) des événements ayant conduit à l'effondrement du "socialisme réel" des pays de l'est. En ce sens, nous pouvons distinguer positivement la crise argentine de la mobilisation de mai 2002 en France contre Le Pen, ou encore avec les mobilisations plus récentes en Europe contre la guerre en Irak, évanouies sans lendemain. A leur différence, quelque chose d'un lien solidaire s'est visiblement restauré dans la société argentine par cet acte politique. Ses effets seront à mesurer avec le temps.
 
 

Psychiatrie de crise
 
 

Revenons maintenant à l'autre face de la crise. Si des chapitres passés de l'histoire argentine ont pu être vécus comme des défaites dans une lutte pour une émancipation toujours à venir, c'est à dire inclus dans une narrative politique, la psychiatrisation de la crise montre aussi un échec massif dans ce sens. L'excès de la crise s'est tourné vers la santé mentale. Et c'est là que nous pouvons nous questionner sur la façon dont on est inclus dans ce scénario.

Joan Arehart-Treichel (1), journaliste de Psychiatric News notait dans son article consacré aux événements en Argentine que la crise qui affectait psychologiquement aux argentins était aussi en train de d'asphyxier les capacités des psychiatres à les aider. S'agissait-il seulement d'un registre quantitatif? La question est mieux posée par Miguel Benasayag et Gérard Schmit, qui constatent un phénomène comparable en France. Ils se posent la question de savoir si l'évolution quantitative de la demande en France, qui dépasse les capacités des institutions à y répondre, "ne s'agit-il pas d'un vrai changement qualitatif, dans le sens précis que la plainte ne nous dépasse pas uniquement par son ampleur, mais, peut-être et surtout par son contenu?" (3)

Ici, nous retrouvons des effets solidaires du postpolitique sur la psychiatrie : l'hégémonie du signifiant "psychiatrie athéorique" équivaudrait à penser une psychiatrie coupée de toute référence anthropologique, non pas d'une psychiatrie de la "fin des idéologies" mais de la "fin des théories", aseptisée de tout registre politique. Elle s'ajuste parfaitement à la médicalisation de tous types de souffrance enfermant la demande dans les limites de cette demande précise. L'alignement horizontal, sans hiérarchisation, des syndromes divers et variés produit une grille de lecture apte à accueillir toute sorte de "pathologies sociales" au rythme des crises. Nous avons encore un exemple très récent en Argentine à propos des inondations catastrophiques de la province de Santa Fé, avec des renversements insolites. Alors que le regard du scientifique, incarné dans la personne du géologue Claudia Natenzon affirme que les causes des inondations sont bien plus politiques que naturelles (Clarín, 11 mai 2003), les politiques eux mobilisent un bataillon de 400 agents de santé mentale pour traiter les "symptômes psychiques du désastre", et on y est presque à décrire un syndrome de l'inondé de Santa Fé (Clarín, 8 mai 2003). C'est bien là la contrepartie psychiatrique du monde postpolitique.

Toute neutralisation d'un contenu partiel comme non-politique, est un geste politique par excellence (7), sentence valable aussi pour le regard supposé neutre de la psychiatrie athéorique. Peut être gagnerions nous à renverser les termes : sommes nous, non pas devant une psychiatrie apolitique, mais au contraire hautement politisée par le biais de sa négation? C'est peut être une des questions majeurs de cette crise argentine : que faire? Comment allons nous assumer cette nouvelle demande? La "psychiatrie de crise" n'est pas le destin de "la crise de la psychiatrie" dans la société postmoderne"? Dans ce contexte peut être devons nous endosser paradoxalement le signifiant vide "dépolitiser la psychiatrie", comme une des manières de sortir du postpolitique et de nous interroger sur la façon dont on est inclus dans cette scène d'une demande croissante immergée dans une crise mondialisée. Car, après tout, la crise en Argentine sur ce plan n'a rien eu de particulier.
 
 

BIBLIOGRAPHIE
 
 

1) Joan Arehart-Treichel Psychiatric News May 17, 2002 Volume 37 Number 10 p. 14, 2002.

2) Alain Badiou, L'être et l'événement, Paris, Seuil, 1998.

3) Miguel Benasayag, Gérard Schmit, Les passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2003.

4) Silvia Bleichmar, Douleur pays. L'Argentine sur le divan, Paris, Danger Public, 2003.

5) Dossier "Crise et psychopathologie en Argentine", document internet Association franco-argentine de psychiatrie et de santé mentale (2002).

6) Ernesto Laclau, La guerre des identités. Grammaire de l'émancipation, Paris, La Découverte/MAUSS, 2000.

7) Slavoj Zizek, El espinoso sujeto. El centro ausente de la ontología política, Buenos Aires-Barcelona-México, Paidós, 2001.

8) Slavoj Zizek, Le spectre rode toujours. Actualité du Manifeste du Parti Communiste, Paris, Nautilus, 2002.