STAGES ET ECHANGES FRANCO-ARGENTINS

A l’intention des internes en psychiatrie désireux d’effectuer un stage en Argentine – 2010

Le service de santé mentale de l’hôpital de San Isidro a déjà par le passé accueilli a plusieurs reprises des internes français pour des stages de durée variable (cf retour de stage). Le docteur Guillermo Belaga, chef de service et le Pr Juan Carlos Stagnaro, président de l’Association argentine de psychiatrie, sont désireux de voir ces échanges se poursuivre et se renforcer.

Pour partir, il existe deux possibilités

- partir au cours d’une disponibilité d’un semestre, en organisant un stage d’une durée variable.

- effectuer un semestre complet, validé et financé, dans le cadre des « budgets sac-à-dos »proposés par le bureau des internes de l’APHP. Pour cela il est nécessaire de remplir un dossier comportant l’accord du coordinateur de DES de la région d’origine, ainsi que celui du chef de service de l’établissement d’accueil. Ce dossier doit être envoyé avant le 30 novembre pour le semestre d’été, et avant le 30 mai pour le semestre d’hiver. Il est ensuite soumis à l’acceptation du bureau des internes. Cette possibilité est réservée aux internes ayant déjà validé plus de 5 semestres…

En plus du stage, il est possible d’accéder à la très riche activité intellectuelle porteña, en assistant à un grand nombre de séminaires, pour la plupart en accès libre.

Il s’agit d’une expérience enrichissante, de pratique et de découverte de la psychiatrie dans un contexte culturel et social différent, dans un pays conservant une forte tradition clinique.

Pour plus de renseignement écrire à isabellesalmona@gmail.com

 

Retour de stage

ESTELLE BRENON – 2007

Période : du 05 Novembre 2007 au 26 Février 2008.
Lieu : San Isidro, Hospital General, Service de Santé Mentale (Salud Mental).

Activités :
– majoritairement , suivi en consultations de patients ayant des troubles psychiatriques de tous types, en doublon avec le Docteur Emilio Vaschetto, de 10h à 13h, du lundi au Vendredi sauf le jeudi.
– Participation au staff de 9h à 10h au cours duquel l’équipe soignante (psychiatre, Interne de psy, psychologue) discute des patients hospitalisés aux urgences ainsi que des patients suivi en liaison, et hospitalisés dans des services de médecine ou chirurgie.
– Quelques matinées aux urgences
– Quelques consultations de psychiatrie de liaison
– Participation aux séances de supervision après13h
– Présentation d’une bibliographie
– Participation au cours théoriques une fois par semaine le mercredi matin.
– Participation ponctuelle à un groupe de parole des patients dits « incurables » avec 2 psychologues et un psychiatre
– Visite d’un appartement thérapeutique (maison où vivent 4 patients atteints de psychose chronique)

Le stage était non rémunéré et non validé par le système français. C’est dans la cadre d’une disponibilité de six mois que je l’ai effectué avec un financement totalement personnel. Je suis partie seule. Les objectifs initiaux de ce voyage étaient d’apprendre l’espagnol et de vivre une
expérience de décentrage en immersion quasi totale, dans un nouveau pays, une nouvelle langue et une autre culture. Le stage en psychiatrie répondait parfaitement à ces deux objectifs.

L’accueil, la formation et l’accompagnement d’Emilio ont été extraordinaires. J’ai été initié à l’approche psychanalytique lacanienne « pragmatique » dans un cadre de prise en charge psychiatrique à l’hôpital public, ce que je n’avais pas vu en France jusqu’alors dans les stages où je suis passée.
J’ai aussi pu réaliser ce qu’était un suivi ambulatoire, après avoir passé quatres semestres en service hospitalier en France. J’ai mesuré l’importance et l’influence de l’organisation du système de soins en le comparant au système français, aussi bien sur l’accès aux soins, le savoir-faire avec peu de moyens, la place centrale de la clinique et du traitement par la parole, dans un pays où il n’y pas de couverture sociale satisfaisante et où l’accès aux traitements médicamenteux est totalement dépendant des revenus des patients ou de la « générosité » des laboratoires. Les « résultats » n’étaient pas très différents de ceux que j’avais pu voir en France.

Pendant quatre mois, j’étais en grande difficulté pour communiquer avec les patients, étant novice en espagnol, ce qui m’a permis de perfectionner mes compétences en langage non verbal, de modifier mon  rôle dans la relation médecin-malade où les pouvoirs et savoirs sont souvent très déséquilibrés. Expérience riche et nouvelle que je garde en tête dans ma pratique quotidienne. Parler de la Tour Eiffel à un patient psychotique argentin qui vous reprend sur le vocabulaire, c’est rare et précieux !

Le stage , bien que non validé, m’a permis donc d’apprendre la langue, de m’immerger dans le pays et d’apprendre énormément autour de la psychiatrie à tous points de vue. Le stage a fait partie intégrante d’un voyage de cinq mois et demi. Vivre à Buenos Aires a été l’occasion de s’adapter à une vie nouvelle, trouver un logement, rencontrer les commerçants du coin, construire une petit quotidien tout en découvrant sans discontinuer toutes les richesses de la ville. Car la ville elle-même est immense, grouillante de vie 24h sur 24, regorgeant de spectacles, concerts, centres culturels, de danse et de musique, de librairies, de stades, de parcs verdoyants, d’immeubles géants et de maisons bourgeoises. Chaque quartier (barrio) a sa vie, son architecture, son type de population, son ambiance. C’est un patchwork infatigable d’influence mixte européenne et latinoaméricaine. Un « Quilombo », comme ils disent, où il  faut bien plusieurs mois pour s’y retrouver. Après plusieurs mois de stage, dans l’ambiance énergique mais peu reposante de la mégalopole, il a été fabuleux de découvrir le reste du pays qui lui aussi est extrêmement varié. D’Ushuaia, en passant par les bijoux de la Patagonie, à la découverte de la Quebrada de las Conchas, puis de Humauaca en terminant par les Chutes d’Iguazu et les missions jésuites en ruines, ce fut un voyage inoubliable.

Je remercie le Professeur Stagnaro de m’avoir permis d’effectuer le stage, le Docteur Vaschetto qui m’a transmis son expérience avec une grande patience et gentillesse, le Docteur Mahieu de m’avoir orienté vers les bonnes personnes pour vivre cette expérience, expérience qui a été bien plus qu’un stage mais un passage unique de ma vie qui y a changé beaucoup de choses.

Retour de stage

CLEMENCE D’AUTUME – 2006

« Après un an d’internat en psychiatrie à Paris, une envie d’explorer d’autres horizons et de découvrir une autre pratique de cette spécialité m’a amenée à ouvrir une carte du monde à la recherche d’une destination.  Où aller ? Dans un pays emprunt d’une culture psychiatrique riche et présentant, également, un attrait touristique. Buenos Aires, la capitale où le nombre de psychologues par habitant est le plus important au monde, s’est imposée. Une rencontre avec des membres de l’Association franco-argentine a achevé de me convaincre et m’a permis de concrétiser ce projet.

J’ai  été accueillie , en tant qu’interne, dans le service de santé mentale du Dr Belaga à l’Hôpital Public de San Isidro pour une durée de quatre mois. J’ai  participé aux  différentes activités de ce service, en étant accompagnée d’un psychiatre, d’un psychologue ou d’un des internes. Les situations de crises aux urgences ou en consultation font souvent référence à un contexte culturel et social que j’ai pu découvrir peu à peu avec l’aide des professionnels du service. Les consultations de suivi avec le Dr Emilio Vaschetto – qui a toujours su prendre le temps de me faire partager ses connaissances – m’ont permis de suivre l’évolution de ses patients. Ceux-ci s’étant habitués à ma présence et à mon accent très reconnaissable, j’ai pu avec le temps participer davantage à leur prise en charge.

Malgré un contexte socioculturel différent, la pratique argentine de la psychiatrie m’a paru similaire à celle que je connaissais en France,  notamment au niveau de l’organisation du service, de la définition des pathologies et de leur prise en charge. J’ai néanmoins été particulièrement frappée par la qualité de la relation médecin-patient. La proximité et la facilité de contact que l’on observe dans la vie quotidienne en Argentine se retrouve naturellement en psychiatrie.  Embrasser et tutoyer certains patients, ou laisser parfois « filer » la conversation, m’a paru très surprenant au départ. Mais cela ne pourrait-il pas faciliter la relation de confiance entre le médecin et son patient et ainsi améliorer l’observance des patients chroniques ? De plus les argentins  semblent  montrer moins de réticence à consulter et en parlent plus ouvertement. Ainsi, là-bas, on ne dit pas « je vois quelqu’un » mais simplement « estoy en terapia ». Il m’a semblé que cette facilité à parler de soi sans pudeur ni tabou pouvait faire avancer plus rapidement la prise en charge dès les premières consultations.

La découverte d’une nouvelle culture et d’une approche différente de la psychiatrie s’est révélée réellement très enrichissante. Je serais très contente d’aider tous ceux, argentins ou français, qui souhaiteraient vivre cette expérience afin de développer davantage les relations entre ces deux pays.

 

Heinrich/Enrique RACKER

L’ASSOCIATION FRANCO ARGENTINE
VOUS ANNONCE LA PARUTION DU LIVRE

Heinrich/Enrique RACKER
Vous avez dit contre-transfert ?

sous la direction de Martín Reca, 2014

racker

« Le sens donné au contre-transfert et l’importance attachée aux problèmes correspondants dépendent du sens que l’on donne à la fonction de l’analyste à l’intérieur du processus psychanalytique de transformation interne. » H. RackerEn septembre 1948, à Buenos Aires, Heinrich/Enrique Racker (Neu-Sandez, Pologne, 1910 – Buenos Aires, Argentine, 1961) prononçait une conférence intitulée « La Névrose de contre-transfert » laquelle introduisait la notion du contre-transfert comme outil thérapeutique. En 1949, au Congrès de Zürich, Paula Heimann décrivait les mêmes fonctions du contre-transfert dans sa contribution devenue célèbre « On countertransference ». L’un et l’autre, d’une manière tout à fait indépendante, donnaient ainsi à la notion freudienne une stature conceptuelle et une portée technique bien précise qui allaient marquer un tournant révolutionnaire dans le mouvement psychanalytique mondial.

Racker consacra l’essentiel de sa vie professionnelle à l’étude systématisée du contre-transfert, identifiant, avec une acuité clinique exceptionnelle, sa force performative dans l’agieren transférentiel et sa puissance transformatrice dans les cures.
Point de controverses majeures entre les différents courants théoriques de la psychanalyse et, pour beaucoup, ligne de partage entre les techniques interpersonnelles des psychothérapies et les processus spécifiquement intrapsychiques de la psychanalyse, le contre-transfert est un concept riche et souvent malentendu.

L’Association franco-argentine de psychiatrie et de santé mentale (AFAPSM) lui consacre ce recueil qui comporte les principales contributions de l’hommage rendu à H. Racker à Paris, en 2004.

Cet ouvrage contient des textes de A. Dagfal (historien de la psychanalyse), Martin Reca (Afapsm), Esthela Solano-Suarez (psychanalyste de l’AMP), Daniel Widlöcher (ancien Président de l’API) et deux articles originels de Racker traduits pour la première fois en français, grâce au concours de Gilbete Gensel.

 

SOMMAIRE
Avant-propos………………………………………………………9

Introduction………………………..………………………………13

CHAPITRE 1
Heinrich Racker et l’histoire du contre-transfert…………17
Par Alejandro Dagfal

CHAPITRE 2
Une présentation sommaire de la conception « rackerienne » du contre-transfert……………………………………………………………………..…..31
Par Martin Reca

CHAPITRE 3
Contre-transfert et co-pensée dans l’écoute analytique…….47
Par Daniel Widlöcher

CHAPITRE 4
Contre-transfert et désir de l’analyste……………….……………57
Par Esthela Solano-Suarez

CHAPITRE 5
Caractère et destin…………………………………………….71
Par Heinrich Racker

Gloses psychanalytiques à propos du film
Fenêtre sur cour de A. Hitchcock……………………………97
Par Heinrich Racker

Les auteurs……………………………………………109

Le transfert de Freud à Lacan

Présentation du livre

Le transfert de Freud à Lacan

de Juan-Pablo Lucchelli avec:
Serge Cottet
Martin Reca
Presses Universitaires de Rennes, 2009

 

lucchelli

 

 

LE TRANSFERT DE FREUD A LACAN  ET  RETOUR

I. Le transfert est conçu par Freud, dès le départ, comme une résistance à la cure analytique, résistance qui prit la forme de l’amour. On a l’habitude de dire que la première occurrence du terme on la retrouve dans la Traumdeutung, L’interprétation des rêves, mais le phénomène est présent, bien entendu, dès le départ de l’activité clinique de Freud. Autrement dit, l’attachement du patient à la personne de l’analyste. En effet, depuis les Etudes sur l’hystérie, à savoir les premiers cas analysés par Freud, on trouve des perles comme celle-ci : « Chez une des mes patientes, un certain symptôme hystérique tirait son origine du désir éprouvé longtemps auparavant, mais aussitôt rejeté dans l’inconscient, de voir l’homme avec qui elle avait conversé, la serrer affectueusement dans ses bras et lui soustraire un baiser. Or, il advient, à la fin d’une séance, qu’un désir semblable surgit chez la malade par rapport à ma personne ; elle en est épouvantée, passe une nuit blanche et, à la séance suivante où, cependant, elle ne refuse pas de se laisser traiter, le procédé reste entièrement inopérant ». Donc, la patiente ne refuse pas « consciemment » d’être traitée, elle est « compliante », comme on dit aujourd’hui, mais le procédé ne marche pas pour autant. Ce n’est qu’après qu’elle ait avoué à Freud la pensée qu’elle a eue le concernant, que le traitement a pu continuer. Ce serait la mauvaise nouvelle, le fait que le transfert devienne une résistance, un obstacle à la cure analytique ou au traitement psychothérapique. Par contre, la bonne nouvelle, si bonne nouvelle il y a, ce serait qu’il suffirait parfois de parler de ce transfert – j’utilise là le mot transfert comme le fait Freud à cette époque, à savoir comme un phénomène qui se produit dans la cure et non pas encore comme un « concept » – il suffirait parfois de parler de ce transfert pour apaiser l’affect concomitant. Mais l’apaiser comment ?  Regardez bien comment car ceci impliquait déjà tout un maniement technique repéré par Lacan depuis ses premiers séminaires : c’est en indiquant au patient que l’amour de transfert n’était qu’un déplacement d’un autre amour, lui-même refoulé. Autant dire qu’à aucun moment Freud ne pense, en tout cas dans ce cas rapporté, qu’il est lui-même l’objet de cet amour. Sans ce geste de Freud, la psychanalyse n’aurait probablement jamais existée. Comparez ce geste de Freud avec l’accident de Jung face à la belle et intelligente Sabine Spielrein. Voyez comment peut finir un amour de transfert – elle est tombée enceinte de Jung…pas qu’à cause du transfert, bien entendu.

II. Rien que cet antécédent freudien, à savoir le tact dont il fait preuve, et le désir qu’il y ait de l’analyse, le fait que Freud répond à cette patiente en indiquant que le transfert produit pendant cette cure vient d’ailleurs, aurait dû déjà alerter les partisans de l’analyse comme d’un traitement du « ici et maintenant ». Pour qui le conflit psychique, quel qu’il soit son origine, doit être traité et résolu dans le tête à tête thérapeutique, ce qui a sans doute produit quelques dégâts.  Ainsi, dans un premier temps, Freud constate que le « phénomène du transfert » n’est qu’une conséquence imaginaire (pour utiliser un terme qui n’est pas freudien) déterminée symboliquement (pour utiliser un autre terme qui n’est pas freudien non plus) ailleurs – ailleurs en tout cas que dans la relation thérapeutique elle-même.

III. Pour le dire autrement, c’est l’inconscient qui est à l’origine du transfert, de même que de la résistance qu’il implique. Ceci va pousser Freud à développer l’idée suivante : puisque le transfert vient de l’inconscient, il ne peut que répéter ce qu’il y a déjà dans l’inconscient. Freud précise ceci : « N’oublions pas que tout individu (…) possède une manière déterminée de vivre sa vie amoureuse (…) on obtient ainsi une sorte de cliché qui, au cours de l’existence, se répète plusieurs fois ». Freud consolide le concept de transfert autour d’une certaine conception de l’amour : un amour actuel, le transfert, n’est que la répétition d’un amour plus ancien, refoulé. Le transfert est ainsi lié essentiellement à la répétition. C’est dans l’amour de transfert qu’on répète – et inversement, on ne peut que répéter chaque fois qu’on tombe amoureux de quelqu’un, puisque c’est déjà inscrit, ce sont des clichés déjà préformés chez le sujet. Bref : le transfert est lié à l’amour et cet amour, en tant que répétition, est lié à l’Œdipe. Et c’est en renvoyant l’analysant à son amour refoulé pour ses parents qu’on parvient à avancer dans la cure et à dénouer ce transfert devenu une résistance.

IV. Il est vrai que cette perspective laisse à désirer, mais elle a l’avantage, je le redis, de ne pas réduire le transfert au premier plan de la cure – c’est-à-dire qu’elle a l’avantage, cette conception, de distinguer le phénomène de transfert de sa cause, que Freud suppose inconsciente. Pour Freud, le transfert est répétition. Mais c’est là où lui-même se pose une question décisive quant à l’avenir de la question du transfert. Voici la question : « l’amour qui devient manifeste dans le transfert ne mérite-t-il pas d’être considéré comme un amour véritable ? ». On voit qu’il pousse jusqu’au bout l’idée du transfert comme phénomène. Freud nous surprend avec sa réponse lapidaire : « Rien ne nous permet de dénier à l’état amoureux qui apparaît au cours de l’analyse, le caractère d’un amour véritable ». Lacan, comme on le sait, ira encore plus loin en argumentant que c’est l’amour qu’imite le transfert et non l’inverse – et c’est là où Lacan intervient et produit une certaine rupture avec  Freud en poussant ledit raisonnement jusqu’à ces derniers retranchements.

V. Lacan opère donc une coupure. D’abord il a suivi Freud à la lettre, il a été plus freudien que Freud. En 1964, il distingue le transfert de la répétition. Il a attendu jusqu’à cette date car au début il était du même avis que les autres psychanalystes : le transfert implique une répétition – et inversement, la répétition se manifeste par le biais du transfert. Prenons, par exemple, son premier texte sur le transfert, « Intervention sur le transfert », de 1951.  A l’instar de Freud, Lacan définit le transfert comme étant, je cite, « les modes permanents qu’a un sujet de constituer ses objets ». On voit bien qu’il s’agit des modes permanents, c’est-à-dire de quelque chose qui est toujours prête à se répéter – ajoutons, « indépendamment des interlocuteurs ». Souvent, il suffit de rencontrer certaines circonstances propices, comme c’est le cas de l’expérience analytique. C’est d’ailleurs ce qui a fait dire à Lacan que le seul fait que le transfert existe c’est déjà une objection à l’intersubjectivité : puisque, dans certaines conditions, le premier venu fait l’affaire : il ne s’agit donc pas de deux subjectivités qui échangent leur subjectivité. Il suffit parfois de rencontrer certaines circonstances propices pour enclencher la machine du transfert – que ce soit dans le sens de la haine comme celui de l’amour. Avec cet inconvénient que l’on connaît, comme le rappelle Lacan, que les sentiments de haine sont facilement repérables, tandis que ceux de l’amour on a plus du mal à les détecter. Tellement nous sommes habitués à vivre dans un monde particulièrement aimable. Ce qui a fait dire à Lacan que « la psychanalyse est le seul métier où le charme pose un problème ».

VI. Lacan dira même que pour être psychanalyste, il ne faut pas être ni particulièrement aimable ni trop beau. Ni beau, ni aimable. Je dois avouer qu’en lisant cela j’ai compris que j’ai été comme naturellement prédestiné à devenir psychanalyste dans la mesure où je remplissais aisément les deux conditions requises. L’amabilité me faisait défaut depuis longue date – et quant à la beauté, je n’ai jamais eu le « soufrage à vue » – j’exagère à peine. Et cela touche évidemment à la question du transfert. Parce que si vous êtes Brad Pitt et la patiente commence à éprouver des sentiments concernant votre petite personne, vous vous dites « c’est normal, je suis Brad Pit ». Tandis que, admettons, une jeune femme se dit amourachée de ma personne, JPL, je me rends tout de suite compte que son amour est inconscient. Pour la simple raison qu’il faut qu’elle soit vraiment inconsciente pour agir de la sorte. Où, manifestement, il y a un décalage prononcé entre son dire et le stimulus réel.

Mais malgré cela, souvenons-nous, Freud soutient que « rien ne nous permet de dénier à l’état amoureux, qui apparaît au cours d’une analyse, le caractère d’un amour véritable ». Là, on est vraiment embêtés. On est embêtés parce que, en suivant Freud, Lacan stipule que dans cette rencontre transférentielle (ce que, d’un certain point de vue, ne peut être qu’un pléonasme, au sens où toute rencontre est « transférentielle » au sens premier : car ce qu’on rencontre ce n’est jamais ce que nous croyons rencontrer), Lacan stipule donc que dans cette rencontre transférentielle il n’y a pas que répétition. D’un certain point de vue, déjà dans le texte inaugural de 1951, Lacan distinguait clairement d’une part les masques, si j’ose dire, de la répétition (soit Freud portant le masque du père ou de M. K…) et, d’autre part, un objet moins « aimable », à savoir l’objet sexuel inconscient de Dora, la nommée Mme. K – avec l’objet pulsionnel oral caché dans ce fantasme sexuel inconscient. Donc, si l’on veut, il y a déjà lieu de distinguer ces deux côtés du transfert, l’un imaginaire et symbolique (Freud à la place du père), et l’autre où c’est l’objet pulsionnel oral qui semble déterminant.

Lacan, plus que Feud, je pense, a l’idée que l’objet pulsionnel doit être « symboliquement » séparé du corps. Le transfert peut mettre en évidence aussi ce décalage. L’objet est tout à fait hypothétique, on me dira. Il l’est  jusqu’au moment où il devient une évidence : dans la psychose (il apparaît « en positif », sous la forme des hallucinations) et même dans l’autisme (quoique plutôt « en négatif »). En effet, chez l’enfant autiste, par exemple, l’on voit qu’il ne peut pas aller « faire caca » parce que cet objet, ce qui est devenu un objet pour lui à savoir le caca, n’est pas concevable comme séparé du corps de l’enfant. Si le caca tombe dans l’eau du WC, c’est aussi l’enfant « tout entier » qui tombe dans l’eau – avec des tas des métaphores aquatiques. Et non seulement des métaphores. Au lieu de trouver tout le circuit de l’échange typique de l’enfant « normal » où il offre le don à l’adulte, à la mère en particulier, pourquoi est-il séparé cet objet ? Parce qu’il peut le donner à L’Autre.

Donc, la pulsion. Quand il s’agit de la pulsion, vous voyez vous-mêmes, c’est beaucoup moins simple. C’est par ce biais là que Lacan opère une distinction, élaborée dans son séminaire Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, où il distingue une répétition, qu’il appelle « signifiante », d’une autre répétition connectée au ratage pulsionnel – donc liée au fantasme inconscient et à la pulsion. Nous pouvons voir là toute l’élaboration freudienne autour de l’objet pulsionnel comme étant essentiellement un objet perdu, ou plus précisément un objet « qu’il vaut mieux perdre », qu’il faut perdre pour le récupérer, dit Lacan, « par la voie du désir » – précisons : du désir inconscient. Il est impossible donc de le rencontrer comme tel. Sauf peut-être dans la psychose.

Depuis son premier ouvrage, que l’on connaît sous le nom de L’Esquisse, jusqu’à son texte L’au-delà du principe du plaisir, Freud ne cesse de revenir sur cet objet perdu, lié surtout à la trace laissée par l’Autre sur le sujet. Depuis la réponse de la mère aux cris du bébé (réponse qui façonne sa demande), jusqu’à n’importe quelle expérience traumatique, il y a répétition de quelque chose qui a été secondairement élaboré autour du trauma : ce qui fait qu’il n’y a pas à proprement parler de trauma en tant que tel. Il n’y a pas de trauma, dans le psychisme, en tout cas pas comme s’il s’agissait du trauma somatique. Preuve en est que, même dans la définition psychiatrique de ce que l’on appelle le PTSD, il faut, pour pouvoir définir un PTSD, une période de latence qui va de 48 heures à 6 mois. Ce n’est qu’après cette période que les symptômes commencent : flashbacks, cauchemars, évitement du lieu du trauma, etc. Pas avant. Vous voyez la différence avec le trauma physique : si je me brûle la main, j’ai mal maintenant, pas dans 6 mois. Freud lui-même se pose la question, dans L’au-delà du principe du plaisir : comment se fait-il que le soldat supporte assez bien les éclats d’obus, les bruits, pendant la bataille, et que ce n’est que 3 mois après que le trauma devient symptomatique ? Pourquoi donc cette période de latence ? Freud dit : parce qu’il y a recherche de l’objet perdu. Voilà le vrai trauma pour lui. A tel point que ce qui est grave, comme c’est le cas chez beaucoup des sujets psychotiques, c’est lorsqu’il n’y a pas de trauma – quand il n’y a pas une élaboration signifiante de la trace.

VII. A ce propos, sachons que Lacan lui-même a pu dire que l’analyste était traumatique.
Moi-même, j’ai fait deux analyses – deux tranches : l’une traumatique, l’autre pas.
Une première analyse, que l’on pourrait qualifier de bénigne, faite en Argentine avec un psychanalyste lacanien, 100% lacanien – mais aussi 100% Argentin. Pour paraphraser Winnicott, on pourrait dire qu’il était un analyste « suffisamment bon ». Suffisamment bon peut-être pour qu’il n’y ait pas de vraie analyse. Par exemple, si je restais en silence, il me demandait « à quoi penses-tu ? » (on se tutoyait). Bref : j’étais l’énigme à dévoiler, alors que c’est lui, analyste, qui aurait dû occuper cette place.

VIII. C’est certainement une manière d’analyser. Il était un bon gars. Un péroniste : c’est-à-dire un bon père. Comme on dit en Argentine, pour un Argentin il n’y a rien de mieux qu’un autre Argentin – ni rien de pire. Donc, j’ai quitté l’Argentine. Pour faire ensuite une deuxième « tranche » à Paris, avec un analyste non-péroniste. Très, très traumatisant. Ou encore, « le trauma en personne ». Ou, si vous préférez, « plus traumatisant tu meurs » – ce qui fait que je suis toujours en vie. Avec ceci d’avantageux au plan du transfert : c’est qu’on ne risquait pas de confondre un personnage pareil avec ses propres parents. Pendant une longue période je vivais à l’étranger. Je prenais le TGV, tous les quinze jours, pour venir suivre mon analyse à Paris. Deux ou trois fois il m’est arrivé que les contrôleurs de douane français me demandent ce que je venais faire à Paris, je répondais « je vais voir mon psychanalyste ». Très déboussolés, ils me rendaient vite mon passeport. Ils écartaient tout de suite une déclaration mensongère. Ça devait être la vérité qui parlait. Paris donc…des séances courtes, parfois aussi courtes que mon passage à la douane. Avec cet analyste il a fallu retracer la trace laissée par le trauma, à travers la trace laissée par le trauma de l’analyse. Ce qui ne fait que confirmer que, pour un trauma il n’y a rien de mieux qu’un autre trauma.

 

Le Banquet

Puisque parler du transfert nous oblige à parler d’une forme élucidée de l’amour, je finirai par ceci. Pour Lacan, le Banquet de Platon, dialogue de Platon écrit très probablement vers 385 a.v. J-C., son vrai titre en grec c’est le Euthyphron – pour Lacan donc le Banquet de Platon, où l’on met en avance la figure de Socrate, constitue le vrai antécédent du transfert au sens analytique.
Je passe sur les détails que vous connaissez probablement, mais je vous rappelle l’essentiel : six personnages, dont Socrate, se réunissent pour parler d’éros, l’amour. Chacun fait l’éloge de l’amour à sa manière. Les plus bêtes disent des bêtises, les autres améliorent les choses et c’est finalement Socrate qui, comme d’habitude, a le dernier mot – car chez les Grecs c’est toujours comme ça : on sait d’avance qui aura le dernier mot ou bien qui a tué qui – à différence du roman policier moderne, on sait d’emblée qui est l’assassin, ce qui, comme le dit Anouilh, constitue le vrai suspens.
On sait toujours d’avance ce qui va se passer. A ceci près que, comme le souligne Lacan, et il est probablement le seul à l’avoir fait de cette manière, pour une fois c’est Socrate lui-même qui semble être en panne au moment venu de définir l’amour. C’est pourquoi il fait appel à Diotime, une femme, étrangère par définition, qui lui donne une réponse pertinente.

Mais ce n’est pas tout. Comme dans une analyse, quand les paroles n’arrivent pas à dire ce qu’il y a à dire, c’est l’action qui le fait à sa place. C’est d’ailleurs ce que l’on connaît sous le nom d’acting out. Car après qu’on ait entendu les différents discours sur l’amour, c’est Alcibiade qui arrive au Banquet, complètement ivre, en réclamant en quelque sorte l’amour de Socrate.

Ce qui est clairement un paradoxe, car Alcibiade, jeune homme, beau et célèbre – une sorte de Brad Pitt de l’époque – reproche à Socrate, vieux et moche, un amour non correspondu. Alors, là, faites bien attention, car c’est l’autre « perle » qui nous apporte Lacan dans sa lecture du Banquet et sur laquelle je m’arrête dans mon livre : il y a là deux métaphores de l’amour qui résumeraient bien ce qui se passe dans une analyse. Une première métaphore de l’amour décrite par Lacan (et avant lui par Platon) : l’aimé, celui qui est traditionnellement l’aimé, Alcibiade, celui qui est habitué à se faire désirer, devient l’aimant, c’est-à-dire celui qui désire, et qui désire rien de moins que le vieux Socrate. Paradoxe donc. C’est finalement ce qui peut (et qui doit certainement arriver) dans une analyse : le névrosé, victime de son destin inconscient, celui d’être l’objet qui manque à l’Autre ou encore le phallus désiré par l’Autre ou encore celui qui a trouvé la manière de se faire désirer – devient le désirant, ne serait-ce que par rapport à son propre inconscient, désirant et désireux de savoir ce qu’il va ou peut devenir. Le névrosé c’est cela : comme le dit le tango « la honte d’avoir été et la douleur de ne plus être » (j’ajoute : le phallus). Mais il y a encore une « deuxième métaphore de l’amour » : qui est à la base de toute pratique analytique digne de ce nom et qui détermine certainement la « première métaphore de l’amour ». C’est le désirant, celui qui désire parce qu’il lui manque quelque chose – dans le Banquet c’est Socrate – qui curieusement devient « désirable ». Ce que Lacan résume par cette phrase paradoxale : « plus il désire, plus il devient lui-même désirable », en parlant de Socrate. Autrement dit : plus Socrate, ou l’analyste, désire autre chose que l’Alcibiade de service qu’il a devant lui, plus, par là même, devient désirable. Désirable au point d’incarner lui-même l’objet qui serait le plus convenable pour le sujet. Mais ce n’est qu’un mirage. Autrement dit, s’il devenait vraiment le partenaire, rien ne marcherait, pour la simple raison qu’il n’y a pas de rapport entre les qualités de l’objet désiré et l’amour de transfert qui lui confère cette valeur.

IX. Comme le dit Lucrèce, De rerum natura, vers 1153-1170, les qualités ne sont pas la cause de l’amour, mais l’amour la cause des qualités.

X. Je ne m’étendrai pas sur le contenu de mon livre – que je veux bien discuter avec vous si vous le souhaitez. Je vous encourage à le lire, car vous y trouverez tout et le reste sur la question du transfert, de Freud à Lacan, ce qui a été la ligne de recherche suivie. Seulement, je vais m’arrêter sur ceci : l’analyse du cas Dora n’est pas nouveau, mais sa mise en graphe, ça l’est. Ce qui est utile et pour mieux comprendre le cas Dora et pour mieux comprendre le graphe du désir de Lacan. Un retour sur l’Homme aux rats n’était pas en soi nécessaire, sauf que l’on trouve, en plus d’un travail détaillé sur le texte de Freud et spécialement du « Journal d’une analyse », une relecture de la conférence de Lacan « Le mythe individuel du névrosé », fruit d’un échange épistolaire avec Claude Lévi-Strauss lui-même. Rien que cela, vaut le détour. La question du transfert et de son rapport à la répétition est pensé jusqu’au bout de sa logique interne. La lecture du Banquet, pour finir, et sa mise en rapport avec la lecture faite par Lacan, se nourri particulièrement des textes actuels sur la question, qui éclairent peut être mieux la démarche de Lacan ainsi que l’originalité de sa lecture.

Juan Pablo Lucchelli.

 

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Commentaire sur « LE TRANSFERT DE FREUD A LACAN »
de Juan-Pablo Lucchelli ; P.U.R., Rennes, 2009.

Martín Reca
Cher Juan Pablo,

Merci pour l’amitié que tu me fais de m’inviter à partager ce moment heureux pour toi et pour nous de la présentation de ton deuxième livre, fruit de ton travail de thésard auprès de Jean- Claude Maleval ….

Tu te doutais que j’allais être un peu égaré dans cette discussion. Et tu ne t’es pas trompé. Tu as souhaité tout de même qu’un « non-lacanien » commente ton livre.

Je l’ai lu aussi consciencieusement que possible, en me mettant au travail dès les premières lignes et le tout dans le plaisir d’accroître nos réflexions sur notre pratique si complexe. Le transfert, pourtant sa pierre angulaire, reste toujours un de nos concepts parmi les plus insaisissables. Il nous met en souffrance à chaque fois que nous devons le définir, à l’instar de nos tentatives de le figurer dans les différentes cures. Et comme dans les cures, où le re-dire est aussi un dire, avec ton livre, j’ai cru souvent re-lire alors que j’étais probablement aussi, déjà, en train seulement de lire. Tu fais des mystères de la répétition le fil rouge de ton développement sur le transfert et tu nous plonges, de Freud à Lacan, dans son paradoxe. Cela me fait penser à un très bon ami, cultivé, sensible aux choses psy, lecteur des textes « culturels » de Freud qui me défi régulièrement en me demandant d’une manière que je juge un peu distraite : « Alors, c’est quoi le transfert ? »  Et me voilà à lui raconter d’une manière appliquée (c’est normal, c’est moi le professionnel !) l’histoire des « fausses connexions » (1895), des rééditions et éditions du passé (1905), l’imposition des « clichés » oedipiens (1912) et la tendance humaine à répéter (1920). Parcours freudien que tu décris parfaitement dans ton ouvrage. Mon interlocuteur acquiesce pensif et on parle d’autres choses avant de nous quitter jusqu’à la prochaine rencontre. Prochaine rencontre qui ne manquera pas d’offrir l’occasion, derrière un verre, un mot accrocheur ou un silence un peu prolongé, pour qu’il repose sa question comme si c’était la première fois : « En fait, c’est quoi le transfert ? ».

Répétition de la nécessité (principe de plaisir) ou nécessité de répétition (pulsion de mort) ? disait Lagache (1951) suivant Freud. Mais, je crois, Juan Pablo, que désormais je vais m’y prendre autrement. Je vais lui passer ton livre. Ton message, qui suit celui de Lacan (1964), est clair : Répétition du désir infantile refoulé, bien sûr, mais aussi, si j’ai bien compris, « répétition de ce qui est répété et qui n’est pas ce qui se répète ». Phrase étonnante et certainement ô combien vraie du point de vue clinique. Je te remercie de m’avoir familiarisé davantage avec cette dimension double de la répétition dans le transfert, qu’on peut difficilement contourner en France, et que j’avais déjà côtoyé ici même à travers l’analyse du livre de D. Eleb.

Mais, j’ai lu ton livre sur « le transfert » … sans transfert. Et, tu le sais et nous le savons depuis Freud, cela change tout. C’est-à-dire que ma lecture (sollicitant le langage intérieur) était privée de cette construction agie à deux à partir d’une intuition de destin, qui donne la conviction de vérité et fonde l’intelligibilité des mots. Le transfert est aussi ce « délire à (au moins) deux » qui permet de transformer en mots de vérité une expérience sensorielle non perceptible. De cette expérience de vérité (Freud) et de ce désir de vérité (pointé encore par Lacan), je tire mon premier questionnement qui porterait sur « transfert et filiation ». Penser le nom-du-père à partir du –nom-du-fils- ! Car, tout idée du transfert, avant d’être de « Freud à Lacan » vient de « son analyste à soi ». Je crois que sur ce point l’apport de Bion est fondamental quand il nous fait penser que dans l’adhésion à une théorie, à une grille de lecture, (ou son refus, bien sûr !) il y a quelque chose de l’interdit symbolique paternel qui rejoue, certainement, la « répétition » -dans le sens de père-pétuation- en circonscrivant la connaissance : tu iras là, mon fils et non pas ailleurs.

Après avoir consulté mon « contre-transfert » -je te taquine avec cela- (« il n’y a de résistance que de l’analyste », n’est-ce pas ?) je n’ai pas voulu m’interdire d’entrer dans la thèse lacanienne que tu présentes avec un réel souci didactique et j’ai retenu des choses qui me semblent fondamentales :

1/ La « répétition » transférentielle peut avoir du nouveau en son sein, s’établir en demande d’un objet que l’autre n’a pas et en désir transcendant.
(le désir, qui est désir de l’Autre n’est pas le désir infantile refoulé).

2/ Que l’interprétation traditionnelle du transfert, parce que pouvant être piégée sur le registre dyadique, imaginaire, du toi-moi, peut susciter un transfert en tant qu’entrave du processus dialectique. De ce transfert il faudrait idéalement se déprendre.

3/ Que l’analyste gagne à s’assumer en tant qu’exclu, n’étant ni l’objet petit « a » du patient ni l’Idéal de son moi, ni le moi-idéal. Cela permettra que se développe le transfert sur le registre symbolique : du Sujet inconscient en rapport avec l’Autre.

Mais quand bien même mes paroles ressembleraient à quelque chose de ce que tu as écrit, elles manquent – tu seras d’accord avec moi – de l’épaisseur psychique (celle qui va de la surface à la profondeur ou vice-versa, que sais-je.) que seulement donne la perlaboration, celle seulement que le travail sous transfert et dans le temps vécue permet de faire advenir. Ne crois-tu pas que c’est le propre de toute lecture des modèles des autres ? On prend, dans les meilleurs des cas, le discours mais le garnissage psychique risque fort d’y être insuffisant. J’ai cru m’être aussi confronté à cela quand je te lisais à propos de l’« Ici et maintenant » et du « contre-transfert ».

Mais, tu l’as remarqué, on est déjà dans le pétrin avec cette histoire de transfert, car on pourrait y reconnaître, ensemble, qu’il constitue un canon de vérité qui détermine ainsi qu’il y ait communauté de langage ou pas. Cette difficulté épistémologique  –si tu me permets de dire ainsi puisque tu convoques la « science » quand tu énonces au commencement de ton ouvrage : « Il y a, qu’on veuille ou non, une donnée à intégrer : nous sommes à l’époque du sujet de la science » -, cette difficulté épistémologique semble due, d’une part, au manque de transfert pour intégrer ces discours différents ; mais aussi, peut-être, d’autre part, liée au fait même du transfert en tant que fermeture. Tu reprends très bien ce cheminement dialogique transfert-résistance et dans la pensée de Freud et dans la dialectique lacanienne. Et que, comme un deuxième point de discussion, pourrait s’entendre comme quelque chose qui aurait à voir avec le transfert entre analystes… ou entre écoles.

Tu touches, me semble-t-il, incidemment cette question quand tu dis : « si un scientifique qui est en train d’étudier une bactérie décède, il peut être tout de suite remplacé par un autre scientifique. » Et de l’assimiler au travail de l’analyste en fonction, devenu « forclos » de sa subjectivité. (Page 20). Par ces propos, il n’échappe pas au lecteur que tu vises de manière privilégiée la question du « sujet » (« objectivé » pourrait-on dire ?) sur lequel l’analyste doit opérer et, depuis cette position, tu te montres critique par rapport aux techniques thérapeutiques qui seulement se focaliseraient sur une sorte de commerce interpersonnel avec le sujet dudit « contrat ». Mais, crois-tu vraiment que, quand bien même on se serait entendu sur l’objet mental qui est à chercher avec l’écoute la plus « désubjectivisée » du côté de l’analyste, que celui-ci devient pour autant substituable ? Que peut-on donc penser des différentes « tranches » d’analyses qu’un analysant (soit-il lui-même analyste) est amené à faire ? S’agira-t-il toujours de « la même bactérie » ? La relecture de Lacan sur le cas Dora, que tu examines aussi clairement, ne serait-il pas l’exemple même de ce que les différentes écoutes décèlent des points de vérités et, en même temps, de l’impossibilité de naturaliser l’objet manquant ? A ce propos, Etchegoyen (Fondements de la technique psychanalytique ; Paris, 2005), que l’AFAPSM a eu l’honneur d’accueillir, pense que « si Freud avait opéré la troisième inversion dialectique suggéré par Lacan, Dora aurait pu se sentir rejetée, identifiant, par exemple, son analyste avec un père faible qui la cède à la mère. On ne comprend pas pourquoi Lacan, croit, en revanche, que son renversement dialectique aurait connu un meilleur sort. » Et d’ajouter : « comme s’il n’y avait qu’un seul problème à résoudre et non plusieurs. » (p. 115)

Mais tout n’est pas impossible, si l’on accepte la rencontre. Et voilà que dans ces champs sémiotiques si divergents –moins par les concepts intellectuellement parlant que par l’expérience transférentielle de chacun- je me permets de signaler un lieu commun de départ : la psychanalyse n’est pas une psychologie. Lacan l’a magistralement bien démontré quand il réagit aux efforts explicatifs, synthétiques, de Lagache dans le sens de ce que ce dernier appelait structure, lors de son rapport de Royaumont. Mais, tu serais peut-être d’accord pour dire que Lacan suivait son idée exprimée dans la « direction de la cure » alors que Lagache se situait davantage dans un souci de compréhension psychologique. Le procès fut – à mon sens- trop sévère et négligeant la tradition également freudienne de construire à partir de l’expérience de la cure une « psychologie ». Là il y a une scission, qu’on essaiera de reprendre dans la discussion, qui perdurera depuis en se déclinant encore à d’autres niveaux. Scission qu’on peut déjà appuyer en notant que l’un était dans un champ anthropologique alors que l’autre jugeait plus pertinent de situer la chose dans le champ sociologique et de la culture. Curieusement, les deux baignaient dans l’influence lévistraussienne. Ce qu’on a pu traditionnellement reprocher à Lacan –et on le retrouve malgré le passage du temps dans ton livre- c’est le positionnement « éliminationniste » à partir de sa brillante contribution à la psychanalyse : si on est là, on ne peut plus être ailleurs.

Mais, revenons à l’ici et maintenant et à notre clinique.

« La psychanalyse n’est pas une psychologie de la personne ou du moi ». (page 26)
Certes, il fallait, sinon trancher, pointer cela avec emphase. En effet, la spécificité de la psychanalyse, c’est ce pacte avec l’inconscient. Un Ics vivant, désirant, opérant en division nette avec le Soi conscient. En cela, Lacan ne fut pas le seul à revendiquer cette dimension fondamentale du processus. Je suis un peu plus familiarisé avec la révolution pour la même cause incarnée par Klein et développée notamment par Bion, Winnicott, Meltzer et plus proche de nous, Laplanche, Pontalis, Widlöcher, Resnik … et en Argentine les Baranger, Bleger, Grindberg. Certes, ces derniers se référant toujours –depuis un primat anthropologique non contourné- à un inconscient en relation à un objet. Problème de l’objet qui –comme tout le monde sait- est un vaste sujet !

Et nous voilà partis à la recherche de l’objet manquant et du sujet supposé. Si on ne se fixe pas trop dans le registre imaginaire qui ferait de ces « objets et sujets » des choses naturelles  à dévoiler, nous avons de quoi trembler face à un tel programme ! On ne peut qu’être reconnaissant face à ces devanciers qui nous ont légué leurs « vertex » pour que la parole analytique, emprisonnée dans la régression du cadre, ne se noie pas dans un arbitraire fictionnel (d’une intersubjectivité mal comprise) ni ne perde sa singularité dans un rapt par scansion censé être libérateur. Une parole qui –comme tu le dis- a autant besoin d’un analyste que d’un analysant pour qu’elle émerge dans la communication transférentielle.

Je crois donc que tu exagères un peu quand tu réduis –dans plusieurs passages- l’Ici et maintenant à ce seul niveau de l’adresse interpersonnelle, « indépendant de tout autre chose qui pourrait la déterminer » (page 25). Tu fais de ce niveau du travail de la séance un étage particulièrement trompeur et antianalytique pour écouter le signifiant du sujet de l’inconscient. Ta position apparaît tellement extrême que je me suis demandé si tu ne confondais pas la notion d’Hic et nunc avec celle – peut-être plus controversée encore- d’alliance thérapeutique.

Mais, depuis Freud, l’ici et maintenant de la situation analytique n’est pas le bi-personnel de la rencontre ordinaire, ni le bi-personnel ne recouvre l’intersubjectif, alors que tu les utilises comme des synonymes. C’est un ici qui comporte un là-bas et un maintenant joint dans l’ailleurs. Un « fort-da » indissociable, entre nature et culture, entre ciel et terre, c’est-à –dire entre un là-haut (du symbolique) et un ici-bas, lui, bien conflictuel. Freud, dans « L’amour de transfert », nous préviens de ce « feu » survenu au milieu de la représentation théâtrale et nous dit qu’en tant qu’analystes on ne peut faire le naïf, ni succomber à l’acting. Ce niveau du transfert, pour les non-lacaniens, est un passage nécessaire qu’il faut interpréter (qu’on communique au patient ou pas), c’est-à-dire, dans le sens que la cure « passe par là ». Il m’arrive de croire que travailler ainsi n’exclut pas l’accès au manque ni l’expérience, pour le patient, de l’énigme du désir de l’analyste constitutif de son désir émergeant. Cela, bien sûr, reste à devoir être prouvé et mériterait, si tu veux bien, qu’on le discute.
Comme tu sais, la tradition psychanalytique du Rio de La Plata, que notre association (AFAPSM) étudie régulièrement dans nos rencontres, a interrogé de manière féconde cette dimension de la séance, lors notamment des confrontations des idées kleiniennes avec les conceptions lacaniennes dans les années 70. Luis-Maria Moix vient de lui consacrer un chapitre fort documenté dans un livre qui traite de la capacité de débattre entre analystes (Les psychanalystes savent-ils débattre ? sous la direction de D. Widlöcher ; Paris, 2008).

Bléger, le premier de la liste, en a fait une étude des plus profondes qui explore la complexité de l’ hic et nunc dans un « champ » gestaltique, où plusieurs niveaux de transferts s’expriment et s’élaborent, pris dans l’unicité de la séance. Nouant un pacte avec cette complexité, il s’est vu contraint éthiquement à signaler l’écart épistémique entre la pratique et la théorie ; le premier se déroulant dans une scénarisation fantasmatique, inconsciente bien sûr, de ce qui émergeait du cadre situationnel qui incluait -pour Bléger- l’analyste, sa présence active (quand bien même il serait passif et silencieux) ; la seconde, se développant par des formulations dynamiques de pensée formelle. On le sait, quand Bléger formule ses préoccupations, son « transfert » est pris par la dialectique matérialiste. Bien sûr, comme tu le dis, citant E. Laurent : il y a toujours une idéologie politique.

Un autre Argentin, Franco-argentin plutôt, Baranger, donne encore un peu plus de profondeur à l’ici et maintenant. Chez lui, l’idée kleinienne de « monde interne » fantasmatique hétéroclite, partiel, polymorphe et pervers, dans lequel l’analyste était sommé à être l’objet pulsionnel de ces fantasmes inconscients se voit élargie par le monde interne obligatoire de l’analyste interagissant en contrepoint avec le matériel amené par l’analysant. Dans une position non symétrique, bien évidemment, qui ne le confondaient pas avec le double transfert (Ferenczi). En revanche, des bastions inconscients –nous apprend Baranger- pouvaient se former dans la rencontre et déterminer la direction de celle-ci. Il serait intéressant d’essayer de créer un pont entre le surgissement de ce « bastion » inconscient et la notion réalistique de « réel » dans les conceptions lacaniennes, à partir de la clinique.

Sur une autre perspective, pour Bion, l’ici et maintenant de la séance, son réalisme onirique, hallucinatoire, est conçu « sans mémoire et sans désir » de la part de l’analyste considérant l’ici et maintenant de la séance comme étant l’occasion pour transformer les expériences sensorielles non pensables car élémentaires, du corps de l’infans, en pensables (dans toute une gamme de statuts de pensée). Cette écoute sensorielle, défiante toujours de toute image, est une démarche de déconstruction de celle-ci. Avec lui, on ne peut pas dire qu’on soit sur le registre imaginaire ! Là aussi, n’oublions pas, il est question  des pensées, des signifiants, dont le sujet n’est pas forcément l’agent. C’est un « ça pense » en soi. Il y a là une idée d’excentricité de ce sujet et du désir qui me semblait résonner avec ce que je lisais dans ton livre. Tu vois, l’Ici et maintenant de la communication transférentielle n’est pas négligé dans la mesure où la nouvelle perception signifiante contiendrait ce que j’ai cru comprendre de la répétition et du nouveau ; mais ici dans une action créatrice, qui est censé permettre  que ce processus continue de contenir et de la répétition et des nouvelles rencontres avec le « nouveau ». J’entends ainsi le « sans fin » de l’analyse.

Je crois que c’est cette notion de « réalité psychique » hallucinatoire, sa vérité, qui structure l’ensemble de la conduite humaine perceptible ou concevable pendant la séance, qui pour beaucoup d’analystes continue de caractériser le Hic et nunc. Est-il nécessaire de l’omettre (de ne pas l’interpréter), voire même de le faire « exploser », pour admettre et écouter cet autre fait de vérité décrit par Lacan de la valeur du signifiant et du sceau du symbolique ?

« Il n’y a pas de rapport sexuel » dit l’archange Gabriel. Il paraît, cependant, que cela n’a pas découragé complètement Joseph et que Marie sortait de temps à autre de son clivage. Quant à Jésus, fils de Dieu, cela ne l’a pas empêché de connaître le tremblement humain au Jardin des Oliviers.

Quant au Contre-transfert, dans ton livre, cela a suivi un peu le même sort que l’ici et maintenant. On voit la nécessité logique -si on suit ta thèse- de les écarter. Mais, là aussi on peut signaler un malentendu ou un problème de langage comme on disait plus haut. Il suffirait juste de rappeler que Racker comme Heimann, Grindberg comme Bion, ne renonçant pas à l’idée que l’Ics existe et vit du côté de l’analyste, à son insu, n’y ont pas vu qu’une « mélasse fourmillante » de sentiments et de « préjugés » de la relation médecin-malade (page 130 du Séminaire VIII de Lacan) et se sont intéressés au devoir éthique de l’élaborer pendant le travail. Pour échapper justement à la tentation de toute stabilité de l’image, et de répondre « du tact au tac » à la demande pulsionnelle. Il ne suffit pas de dire « il doit pas être » ou « il faut faire abstraction », pour que le CT de l’analyste cesse d’embrayer le travail de l’analysant. Dans ce sens, beaucoup, depuis Freud avec Dora, s’accordent pour dire qu’il n’est élaborable –car inconscient- que dans l’après coup ; à condition de ne pas cesser d’interroger, seul ou avec les autres, sa propre technique (quelle qu’elle soit). On pourrait dire comme une boutade que l’adoption d’une théorie est au transfert ce que la technique déployée en séance est au contre-transfert. Qu’est-ce qui nous assure de maîtriser ce qui se transmet en séance ?

Mais, les développements apportés par la lecture lacanienne du Banquet et le concept de désir de l’analyste comme un levier pour produire de changements subjectifs –ce à quoi tu consacres des pages lumineuses- m’ont plongé dans une réflexion dont je ne suis pas encore sorti. Grâce à ton livre, je suis désirant d’en saisir davantage.

Tu comprendras que je ne sois pas encore convaincu que la prise en compte de l’identification primaire dans le transfert –« à tel point refoulée que c’est comme s’il n’existait pas » tu dis à la page 191- et ; pour beaucoup d’analystes, tellement liée à l’expérience de la stabilité du cadre (Bleger) (Winnicott) et à la « présence » en contre-identification régressive de l’analyste, -lui, en position tierce- soit un empêchement pour susciter, à un niveau plus symbolisé, le déroulement d’une demande d’amour impossible à un Sujet Supposé Savoir, pour le phallus en union avec l’objet narcissique (« petit a ») et faire éprouver à l’analysant le manque et la castration symbolique qui restructurent le rapport désirant à soi et au monde.

Le travail permanent de l’analyste ainsi entendu irait -me semble-t-il- dans le sens du refusement nécessaire au processus analytique, et l’aiderait à rester dans cette place –jamais gagnée à moins d’être Socrate- d’être ni l’aimé ni l’aimant pour l’analysant, sans désigner pour autant (comme une unique vérité de rechange) ni pour Alcibiade son Agathon, ni pour Dora, sa Mme K.

Je te remercie beaucoup.

ANNEE 2007-2008

* 21 octobre 2008 – Conférence : Mauricio Goldenberg : L’Institution comme liberté » – Maison de l’Amérique Latine

Visionner la conférence: http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=1624&ress=4954&video=115126&format=68

 

* 15 mai 2008 – Présentation de l’édition argentine de l’ouvrage de Danielle Eleb « Figuras del Destino. Aristóteles, Freud y Lacan o el encuentro con lo real » – Maison de l’Amérique Latine – Paris