psy.francoarg.asso@free.fr
Symbiose et ambiguïté : un écrit majeur de José Bleger
Yves Thoret
16 juin 2003
TEXTE PROVISOIRE NON CORRIGE PAR L'AUTEUR

 

"Symbiose et ambiguïté , étude psychanalytique" (cet ouvrage est paru en espagnol sus le titre "Simbiosis y ambiguedad, estudio psicoanalitico"  à Buenos-Aires, aux éditions Paidos, en I967 ). L’édition française est la traduction de la troisième édition publiée en I975.La traduction française de Annie MORVAN, elle fut publiée dans la collection "le fil rouge" des Presses Universitaires de France en 1981.

 

Première partie : la symbiose.

Dans cet ouvrage, José Bleger insiste sur le fait que le concept de symbiose ne doit pas rester uniquement fixé aux stades archaïques du développement. Il rappelle aussi que, dès le début de la vie, il y a interrelation humaine.

Enfin, le titre de son ouvrage résume l’idée centrale de sa recherche : le lien basé sur la symbiose, le lien symbiotique est toujours ambigu, c’est-à-dire que ces noyaux ambigus marquent la persistance de l’organisation psychologique primitive indifférenciée. Ces noyaux, restes de cette expérience initiale, resteront ensuite très clivés de la partie la plus intégrée de la personnalité. La symbiose coïncide avec la persistance d’une structure ambiguë.

Disant cela, José Bleger se détache d’emblée de la distinction classique entre psychoses autistiques et psychoses symbiotiques.

D’après cet auteur, il y a quelque chose de plus complexe dans la symbiose, c’est son côté visqueux, collant, gluant, coulant et adhésif.

Cet objet mou se retrouve tantôt aux premiers stades de la vie, dans ce magma d’indifférenciation primitive, entre l’individu et le monde qui l’entoure, tantôt symbiose et ambiguïté perdurent dans les stades ultérieurs de la vie du sujet et se retrouvent bien plus tard dans diverses organisations cliniques et aussi dans la vie normale.

Dans les deux cas, il faut concevoir un noyau qui permet au lien symbiotique de se constituer ou de persister, et admettre aussi que ce même noyau à base de glu est ambigu dans sa signification, dans son expression et dans son implication. José Bleger nous demande d’admettre que "dans son essence même", le lien symbiotique est basé sur l’existence d’un noyau et du fait que ce noyau est de nature ambiguë.

Voilà le pont que Bleger pose comme hypothèse personnelle au point de départ de son ouvrage.

Même si sa démarche s’inscrit dans la perspective kleinienne, il faut garder à l’esprit cette orientation spécifiquement blegérienne.

Au départ, il y a, de toute façon, le magma originel constitué par ce magma originel indifférencié, entre le sujet et le monde qui l’entoure. D’emblée tout ce modèle se décentre du bébé isolé du monde dans son narcissisme primaire décrit par Freud.

Or, si l’individu parvient par paliers à sortir de cet état d’indifférenciation, les noyaux qui sont un résidu de cette indifférenciation primitive sont les poches résiduelles responsables de la persistance de la symbiose : José Bleger les appelle « noyaux agglutinés «  , existant avant toute distinction entre le bon et le mauvais objet, avant toute différenciation entre le moi et le non-moi également.

José Bleger se réfère de façon massive à R. Fairbairn et à sa description des facteurs schizoïdes de la personnalité en I952.Le développement ne peut se réduire à sortir de la dépendance pour gagner l’indépendance et à diviser les objets partiels en projetant les mauvais et en introjectant les bons.

Lorsqu’il s’identifie à un objet, dit-il, le sujet est amené à vouloir l’incorporer de façon orale ou à se croire incorporé par ledit objet. La restauration d’une fonction adoucie, amortie, limitée, mesurée des mécanismes de projection et d’introjection est nécessaire. Ni Saturne , ni Jonas pourrait-on dire.

Pour José Bleger, il n’y a pas d’indépendance complète, il n’y a qu’une «  dépendance mûre «  avec toujours , des poches de symbiose.

Il illustre cela avec le cas clinique de Maria-Cristina. Cette patiente va osciller entre autisme et symbiose selon les aléas que connaît sa fonction de projection-introjection .

José Bleger décrit chez elle deux mouvements associés, l’autisme et la symbiose. L’autisme, c’est le mur que cette personne dresse devant toute relation ; la symbiose, c’est l’indifférenciation qui existe entre le patient, autrui et le monde extérieur, sur un mode ambigu, naturellement. La symbiose oblige le thérapeute à jouer le rôle d’un "dépositaire" au contenu qu’elle a déposé en lui, dans un lieu indifférencié entre d’une part, la patiente, (le déposant), et d’autre part, le contenu issu de son monde interne et projeté ou mieux "déposé" sur le thérapeute. Enfin, le support de ce dépôt est le "dépositaire", le thérapeute ou un proche du patient.

Ce schéma à trois pôles , déposant-déposé-dépositaire est emprunté à A. Pichon-Rivière. On pourrait croire, à première vue, qu’il ne fait que figurer la projection. Mais José Bleger insiste sur le fait que tous ces liens sont à sens unique, il n’y a pas de réciprocité, le dépositaire ne peut intervenir, l’autre n’est pas vécu comme tel.

Avec le rôle de dépositaire, il n’est que le porteur, il ne peut intervenir ; il ne peut pas faire irruption , ni à l’intérieur du patient, ni dans sa formation autistique, ni même dans le déposé dont il est porteur. Ce modèle permet la figuration du transfert symbiotique , au sens que le patient fait porter au dépositaire extérieur un contenu , le déposé, et il assigne à ce dépositaire un rôle spécifique , tandis que la relation de transfert basée sur l’autisme s’oppose à toute irruption du thérapeute en lui, comme si le patient était protégé par une barrière étanche.

Comment se fait le transfert chez le psychotique ?

Certains auteurs ont d’abord avancé que, chez ce type de patient, le transfert ne s’instaurait pas , en ne prenant en compte que la barrière autistique. Or, l’autisme , nous dit J.Bleger, ne peut exister sans symbiose.

Une des difficultés est que le lien symbiotique est "muet", l’importance de ce lien n’apparaît que dans les situations où la séparation intervient brutalement et crée un retrait massif sur les défenses autistiques.

Là encore, Pichon-Rivière montrait que le psychotique avait autant besoin d’établir des relations avec autrui que de s’en isoler. Le point sur lequel José Bleger illustre la symbiose, ce n’est pas entre le déposant et le déposé, mais entre le déposé et le dépositaire. C’est là que s’insinue une frontière poreuse, une zone d’indifférenciation , une délégation de rôle que le patient impose au thérapeute, qui se trouve obligé de l’agir, de s’y mouler, de s’y coller, de s’y agglutiner. Et cela, c’est un prolongement de la projection, certes, mais c’est aussi autre chose que ce que l’on entend simplement par projection ou identification projective.

La première séance avec Maria-Cristina illustre cela. La patiente veut s’autonomiser, quitter la ville où habitent se parents pour aller étudier dans une autre université. Toutefois elle a peur de l’inconnu et demande à sa mère de rester avec elle pendant le premier entretien avec José Bleger. Elle obtient ainsi la fonction protectrice de sa bonne mère tout en se plaignant, dès le début de la même séance , du fait que sa mère lui a interdit de revoir son fiancé, apparaissant ainsi dans un rôle de mère possessive. José Bleger estime que Maria-Cristina a déposé sur sa mère (complaisante jusqu’à venir avec elle au premier entretien avec l’analyste), exprimant ainsi un lien possessif et de contrôle que la patiente établit régulièrement avec sa mère ; ce sera la manière pour la patiente d’interposer sa mère comme obstacle entre le thérapeute et elle-même, afin d’éviter une introjection trop massive.

Il y a un binôme symbiotique entre Maria-Cristina et sa mère, chacune voulant avec avidité être à la fois protectrice de l’autre et, en même temps , possessive de manière exclusive. Le rôle que Maria-Cristina fait jouer à sa mère est celui de dépositaire de son problème de dépendance-indépendance.

De fait, José Bleger explique que la symbiose permet à la patiente d’éviter d’aborder des relations plus inquiétantes de type oedipien par exemple, et qu’elle trouve bénéfice à échanger des rôles et des attitudes avec ses proches. Elle prend autrui comme dépositaire de ses tensions et de ses émois intérieurs. Elle intériorise, à son tour, les rôles qui correspondent aux tensions des autres et elle les agit. "On peut dire", écrit Bleger, "qu’elle est venue à l’analyse mais qu’elle y a été aussi envoyée ou amenée et qu’elle a amené les membres de sa famille avec elle"  ( p. 27 ). Il continue en remarquant : "Tant qu’elle reste à l’intérieur de sa mère, elle peut utiliser ses contenus ( père, frère ) comme s’ils lui appartenaient sans entrer en conflit et tout en camouflant son désir de s’emparer de tous les contenus de sa mère".

Quand Maria-Cristina sort de la séance, José Bleger estime qu’elle s’est sans cesse servie de lui comme dépositaire et que cela se confirme par le fait qu’elle est restée coincée dans l’ascenseur en sortant, ce qui peut être une manière comme une autre d’expliquer que le modèle proposé par Bleger est différent de la relation "contenu-contenant"  décrite par Wilfred Bion : "le processus de projection, le fait de "déposer"  ses objets, a été si massif qu’à la fin de la séance, elle reste elle-même enfermée dans l’objet dépositaire réintrojecté. En prenant l’ascenseur, elle appuie sur le bouton de l’étage supérieur comme si elle était au rez-de-chaussée et arrivait à la séance"  ( p. 31 ).

On ne fait pas marcher la projection ou l’introjection comme dans un ascenseur en appuyant sur tel ou tel bouton. Tout se joue par rapport au filtre mou de la symbiose, au manchon fragile de la symbiose qui ne supporte ni la projection excessive, ni la réintrojection délabrante. La patiente pourra vivre alors, soit une agoraphobie si la projection la disperse dans l’infini, soit une claustrophobie si la réintrojection l’étouffe et la fait suffoquer. Dans le cas de l’incident de l’ascenseur, je serais plutôt enclin à évoquer une réintrojection trop massive avec réaction de claustrophobie.

Alors, que faut-il faire ? Comment le thérapeute et son patient peuvent-ils éviter de perdre le contrôle des objets déposés du patient et de leurs réceptacles ? Trois pistes sont évoquées par José Bleger.

I°/ La fragmentation du noyau agglutiné est conseillée ; il ne convient pas de reprendre en soi trop massivement ce noyau indigeste ; Il faut l’émietter, le râper, le fragmenter, le disperser par petits fragments dans l’espace ou le temps, pour permettre de diminuer sa masse de façon très graduée et prudente, en rapport avec les possibilités d’élaboration, d’intégration et de symbolisation dont le patient dispose.

2°/ Le corps peut servir d’amortisseur, de tampon ( Buffer ).

Les symptômes somatiques, les accès de tremblement par exemple, ou les sensations de malaise peuvent donner au patient un espace métaphorique pour dissocier les vécus persécuteurs et idéalisés concernant un même objet quand ils surviennent ensemble. Le vécu de dissociation entre le corps et le psychisme peut aussi jouer ce rôle de tampon, d’amortisseur. On remonte alors vers le bipôle autisme-symbiose et il faut se garder d’insister pour éviter les réactions de blocage, alimentées par l’envie ou l’avidité.

3°/ Les bouffées d’insight correspondent à une cristallisation des petits noyaux agglutinés , jusqu’alors isolés et enkystés. Elles peuvent devenir explosives et conduire à des dérapages d’agressivité contre autrui ou contre soi-même, à la perte de contrôle du schéma corporel et du sentiment d’identité, d’actualité et de réalité. Le fantasme de grossess , d’accouchement ou d’avortement peut survenir dans ce contexte où le sujet perd trop vite le recours protecteur de ses défenses autistiques et symbiotiques : blocage affectif, clivage profond et dissociation.

Les turbulences peuvent aussi affecter le besoin de l’ipséité décrit par Paul Ricoeur , le sentiment d’être et de rester le même au fil du temps, de garder une certaine fixité, un point fixe dans l’image de soi ou le sentiment mystérieux d’être soi.

José Bleger écrit : "elle a besoin de s’en tenir à quelque chose de fixe qui ne change pas ; elle a délégué cela en moi et je suis celui qui peut lui rendre son ancienne manière d’être"  ( p. 41 ).

Le sujet peut matérialiser cela par des fantasmes d’expulser l’objet ou de sortir de l’intérieur de l’objet, on retouve encore Saturne et Jonas.
 

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * 

José Bleger étudie ensuite la relation de symbiose et le noyau agglutiné dans le roman de Christiane Rochefort, Le repos du guerrier, avec Brigitte Bardot et Robert Hossein dans les principaux rôles.

Ce roman montre de façon très convaincante, comment les deux personnages vivent dans une relation où autisme et symbiose créent un entrecroisement de rôles : l’importance exagérée de la symbiose amène le sujet à projeter massivement des contenus qui sont immobilisés dans le dépositaire, ce qui aliène le sujet déposant.

La symbiose a besoin d’être fixée et maintenue de façon très rigide pour éviter à tout prix que le dépositaire ne fasse en retour irruption en lui, dans la relation d’objet narcissique et que le sujet ne supporte pas cette bouffée massive de réintrojection. Ce n’est que si le noyau agglutiné est petit à petit émietté, discriminé, réintrojecté à très petites doses, (car il ne faut jamais oublier la dimension ambiguë du noyau agglutiné), ce n’est qu’à cette condition que la réintrojection est enfin supportable pour le patient et peut s’opérer sans blocage.

Si le noyau agglutiné est toujours ambigu, c’est parce qu’il est la condensation de contenus très complexes et contradictoires. La symbiose sert à l’immobiliser et à le contrôler. Si elle échoue, la bouffée d’insight peut aboutir à l’anéantissement du moi du sujet. Les mécanismes qui s’opposent à cette explosion sont l’immobilisation, la projection et la dissociation.

L’immobilisation aboutit à fixer les rôles complémentaires de l’objet intérieur projeté ( «  le déposé «  ) et du dépositaire .Les dépositaires peuvent être plusieurs et alterner au sein d’un groupe mais ils restent fixes et rigides : les rôles les plus habituels sont celui du protégé, du protecteur et de l’observateur ( qui est volontiers hypocondriaque dans son rôle de superviseur et de contrôleur ).

José Bleger prend l’exemple de ce roman pour montrer que des formations de compromis comme :

permettent d’éviter la catastrophe quand le lien symbiotique est rompu ( séparation ou disparition du dépositaire, par exemple ) .Dès lors, les mécanismes d’agglutination s’affaiblissent et il y a danger de dissolution psychotique avec dispersion . Plus archaïque que le clivage, c’est le mécanisme de Zerspaltung décrit par Bleuler, qui correspond à la dispersion désordonnée de l’objet agglutiné quand la projection est trop forte.

Cette étape où se jouent ces phénomènes, appelée Glyschro-caryque par José Bleger en référence à l’épilepsie, est une position qu’il situe en-deçà de la position schizo-paranoïde décrite par Mélanie Klein.

Revenons au roman étudié, Le repos du guerrier : Geneviève, jeune étudiante , vient seul en province faire les formalités pour recevoir un héritage. Elle découvre par erreur dans la chambre voisine de la sienne à l’hôtel, un homme plongé dans un coma barbiturique.Elle se rend compte qu’il devient le dépositaire de ses propres objets internes moribonds, tels qu’elle les a éprouvés en ressentant la solitude en arrivant seule dans cette ville le jour même.Elle va essayer de réparer les conséquences de cette projection (ou de cette "déposition") par un comportement masochique. Paradoxalement, la mise en place de ce schéma "déposant-déposé-dépositaire" sur la personne du jeune homme qui sort de son coma grâce à son intervention, Renaud, va ramener en elle le calme et l’apaisement. Les vécus décrits chez ces deux personnages auraient pu s’interpréter en rapport avec la position dépressive mais, ce qui intéresse ici José Bleger, c’est comment le modèle de la symbiose permet de comprendre qu’il y a chez Geneviève une partie de son moi qui est clivée , car contenant des éléments douloureux et dangereux.

José Bleger cherche aussi à comprendre comment la symbiose est à la fois le moyen de marquer cette vulnérabilité et la preuve que, lorsque la symbiose vient à manquer, Geneviève en arrive à penser qu’elle est perdue ou en danger de l’être. Elle doit aliéner une partie d’elle-même pour continuer à vivre. Elle a besoin de Renaud comme dépositaire et elle doit le maintenir en vie pour éviter la réintrojection, mais pas trop en vie non plus, pour ne pas le perdre.

Geneviève et Renaud ont cela en commun, être pour l’autre un dépositaire vivant et mort à la fois, tout comme leurs objets projetés réciproques ; Geneviève dont le père est mort, étouffe de conformisme, Renaud ne peut faire le deuil de sa mère, morte en lui donnant naissance. Se noue ainsi une sorte de «  pacte «  entre leurs parties mortes, détruites et dangereuses.

Dans cette agglutination, les objets et les lieux perdent leur diversité, la symbiose bloque tout, le temps, le réel, la différenciation, la projection et l’introjection, tout devient figé, collé, bloqué, rouillé, impossible à répartir entre le sujet et l’autre.

Lorsque Renaud la quitte, Geneviève ne peut assumer cette perte (comme dans la position dépressive) , ni réagir à un événement de persécution. La catastrophe qu’elle vit est en deçà de la persécution (comme dans la position schizo-paranoïde), elle se sent désintégrée, déconcertée, pulvérisée, dissoute, face à sa destruction interne incontrôlable.

Peut-être cela pourrait-il nous aider à comprendre certains cas de suicides survenant chez des sujets qui semblaient retrouver leur autonomie, alors que le «  retour de manivelle «  de la perte du rapport symbiotique fait basculer le sujet dans le néant.

Si les personnages essaient de renouer la relation, la symbiose se rétablit et ils reprennent leur fixité. Ce nouvel enfermement dans une relation confinée peut créer ce que José Bleger appelle "la claustrophobie" avec la peur, non seulement de rester enfermé dans l’espace de l’autre, mais quand l’envie s’en mêle, la menace d’avaler ou d’être avalé, d’anéantir ou d’être anéanti. La tuberculose de Geneviève, la psychopathie et l’alcoolisme de Renaud, leurs échanges pervers avec les prostituées, les clients d’un bar, sont moins dramatique que la néantisation. de manière distillée les petits fragments d’identité qui étaient déposés chez l’autre.

L’amour et l’agression sont sur leur chemin, sans qu’on puisse prédire lequel des deux surviendra le moment suivant. Il est possible qu’un désir de se comprendre, de se soigner et de vivre en soit restauré. Pour arriver à cela, chacun devra renoncer à son omnipotence comme à son désespoir.

José Bleger estime que ce modèle peut se retrouver dans l’épilepsie, le sommeil, le rêve, la réaction thérapeutique négative, les blocages affectifs et l’hypocondrie. A vous de juger !!!

Je reviendrai sur ce danger de remplacement du moi par un soi étranger, avide et vorace, qui se substitue au sujet pour s’enfermer puis exploser dans une logique de destruction. Geneviève exprime ainsi cette expérience régressive au cours de laquelle elle constate et accepte la symbiose : "Mon ventre me fait mal. Une bête chaude y habite depuis une minute et déjà prend toute la place. Ce monstre se dilate et c’est moi. Le moi qui, toute ma vie, a nié l’existence du coup de foudre, le coup de foudre vient de le tuer"  ( p. 68 ).

Ce modèle est très proche de celui que James S. Grotstein de New-York, décrit chez le sujet qui va devenir psychopathe : l’identification primaire se référant à un objet déjà-là avant elle, un objet-soi étranger, un objet dur, brutal, ayant un rapport de prédateur avec sa proie que l’enfant va intérioriser très précocement , un objet qui apparaît comme l’ennemi à la fois intérieur à nous-même et possédant une contrepartie externe, le parent primaire agressif et cruel, rendant l’enfant identique à lui (cité par J. Reid Meloy , pp. 55-56). C’est une dilatation exclusive du soi idéal et de l’objet idéal sur le mode sadique, exaltés dans l’assomption du Soi grandiose décrit par Heinz Kohut, riche en introjects sadiques , les précurseurs sadiques décrits par Edith Jakobson. James Grotstein appelle cet objet-soi basé sur un objet parental sadique, "l’objet-soi étanger"  ( J.R. Meloy , p. 290 ; Grotstein , I982 ).

Entre la dispersion dans l’infini, comparée à l’agoraphobie et l’enfermement dans la symbiose la plus étouffante (comparée à la claustrophobie) , José Bleger évoque le vécu de confusion mentale, tout en prenant soin de bien dire que ni la symbiose, ni l’autisme, ni l’ambiguïté ne s’expriment directement par la confusion. J’en reste un peu confus et perplexe. Je crois que José Bleger évoque trois dangers possibles pour le moi, liés par l’existence d’une relation symbiotique :

1°/ Perdre le contrôle de l’objet et du dépositaire (dispersion) , le sujet se dissipe dans l’infini.

2°/ Rester enfermé dans l’objet et le dépositaire (claustrophobie) ,

3°/ Et enfin celui d’être confondu avec l’objet et le dépositaire, ce qui n’est pas exactement ce qu’on entend cliniquement par état de confusion. Le terme de "fusion"  avec l’objet et le dépositaire me paraît mieux convenir au modèle de José Bleger.

Dans la dernière scène du film, Renaud s’avance dans la nef en ruines de l’abbaye de Jumièges et demande à Geneviève de l’épouser. Gageons que ce couple n’a pas fini d’avoir des histoires. Toutefois, on peut penser qu’ils sont sortis de la phase d’aspiration dissolvante vers un anéantissement total.

Dans la cure, José Bleger donne au thérapeute une tâche essentielle : résister à la création d’un état symbiotique insulaire , isolé de la réalité et isolé aussi des parties les plus mûres et les plus intégrées de la personnalité du patient et du thérapeute.

Cet isolement unique risque d’être l’aboutissement de la symbiose décrite (p. 102) comme "une interdépendance étroite entre deux ou plusieurs personnes qui se complètent pour maintenir contrôlés , immobilisés et dans une certaine mesure satisfaits les besoins des parties les plus immatures de leur personnalité".

On retrouve là l’allusion de Winnicott au "fantasying", où le thérapeute et le patient devisent sur le sens des symptômes , sans prendre en compte la crainte de l’effondrement ou "l’informe"  qui leur est sous-jacent. Donc, il faut que l’analyste résiste à cela, à cette fusion avec le déposé qu’on lui adresse , qu’il maintienne un clivage entre lui et le déposé-projeté en lui.

L’analyste doit assurer un double rôle bien séparé :

Ce double jeu, conjoint au souci de toujours éviter un retour en force d’une partie excessive du noyau agglutiné qui serait accablant pour le patient, amène José Bleger à distinguer deux types d’interprétation : Dans cet épisode de la cure, l’interprétation clivée est : "vous me montrez comment je vous ai laissée désarmée, comme la pâte, après la dernière séance et comment vous avez du vous débrouiller toute seule… en me laissant au-dehors." ( p. 118 ).

José Bleger s’ y inclut en même temps que le déposé, permettant ainsi au besoin une reprojection liée au fait qu’il avait explicité à la patiente la fois précédente qu’elle niait ses interventions et il avait eu la conviction d’avoir obtenu une réintrojection.

La version d’interprétation avec clivage est la suivante, dans un second temps :

"D’un côté, vous sentez maintenant vos propres affects au-dedans de vous-vous-même, et de l’autre, vous les rejetez et vous ne vous permettez pas vos affects"  ( p. 118 ).

Ici, le contenu est à deux pôles seulement : le déposant et le déposé. Le troisième pôle, le dépositaire, reste en dehors, c’est l’analyste, personne indépendante et discriminée.

La patiente répond sur le même mode à deux pôles : "Bon, mais je les ai annulés. J’ai donné de l’importance à tout ce qui me paraît rejetable (silence). En disant de mon père qu’il n’était pas tendre avec nous, j’ai senti sa chaleur".

La patiente prend alors conscience du fait que le projet, qui est maintenant réintrojecté ,est un objet interne en elle. C’est seulement cette interprétation clivée qui permet la réintrojection.

On peut se demander si, dans la pratique institutionnelle avec les patients psychotiques, nous ne limitons pas notre réponse à des réponses sans clivage, ne permettant pas la réintrojection entre le patient et son propre contenu déposé à l’extérieur.

Ce retour à un modèle à deux pôles constitue peut-être ce que José Bleger veut dire quand il veut revenir de la position "syncrétique" (Wallon) du noyau agglutiné, vers la position schizo-paranoïde où la confusion se réduit à une contradiction entre deux termes et où l’ambiguïté se résout en conflit entre deux pôles seulement.

L’aboutissement de la réflexion de José Bleger est que nous avons tort de chercher à pénétrer l’autisme du patient alors que notre objectif est de trouver comment aider le patient à sortir de la symbiose.
 
 

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

L’ AMBIGUITE

La seconde partie de l’ouvrage sur l’ambiguïté m’a paru beaucoup moins claire et beaucoup moins applicable à la pratique clinique. Définissant l’ambiguïté comme la persistance de l’organisation psychologique primitive indifférenciée, l’auteur montre la complexité, la polysémie, les multiples niveaux et les diverses portées sur lesquelles se joue ce noyau agglutiné.

Est ambigu ce qui peut se comprendre de multiples façons du point de vue de l’ observateur extérieur , tandis que l’émetteur du message ambigu vit une expérience indifférenciée avec un déficit de discrimination, d’identité et de la différenciation entre , par exemple, moi et non-moi, entre bon et mauvais, entre masculin et féminin, et entre stade oral, anal et génital.

Toutes ces imprécisions coexistent sans s’exclure entre elles, ni se hiérarchiser, ni se définir.

De ce magma, José Bleger isole certains axes et certains destins de l’ambiguïté et de ses noyaux.

Le moi de la personnalité ambiguë n’est pas cristallisé, il est superposé, fusionné à d’autres, mobile, futile, plastique et se vivant comme le jouet du hasard ou de l’occasion. Ce sujet protéiforme fera un compagnon parfait du psychopathe fasciné par l’agir ou de la personnalité autoritaire, fixée dans une rigidité imposante.

Il peut y avoir ce type de personnalité ambiguë, syncrétique, pouvant se commuter sur divers registres sans qu’elle soit psychotique.

La prise en compte du sentiment du vide, le manichéisme extrême (entre deux objets en conflit, par exemple), la réduction des réactions du sujet aux actes et aux faits qu’il provoque (la personnalité "factique"), souvent proche de la plasticité psychasthénique ou obsessionnelle sinon de la «  pensée opératoire, tout en courbettes ou en complaisances ou au contraire braqué dans une opposition systématique (notamment entre un adolescent et sa famille), tous ces modèles sont pour José Bleger des conséquences de l’existence trop importante de noyaux d’ambiguïté.

Tout ce panorama autour de l’ambigu évoque le défaut d’ipséité et la carence en "personnes secourables" (Freud, L’Esquisse ), ou, selon José Bleger, en "dépositaires de confiance", (p. 259).

C’est pourquoi José Bleger nous alerte sur le danger , pendant la cure, de déconnecter l’ambiguïté de la symbiose car le dispositif de la cure procure un dépositaire et un dispositif qui renforce la symbiose. Il faut savoir que l’ambiguïté masque, émousse, dissimule des affects très destructeurs comme l’envie et l’avidité. Il ne faut dissiper cette ambiguïté et cette symbiose que de façon très prudente, progressive, patiente, mesurée, différée. L’ambiguïté est une dimension qui permet de maintenir ou de restaurer la symbiose, sous ses diverses formes.

Le stade pervers polymorphe, d’après José Bleger, stade où toutes les cartes sont brouillées, peut être une manière de rassurer le sujet en restaurant un épais rideau d’ambiguïté.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

LE CADRE

Mentionnons rapidement pour terminer le chapitre sur "psychanalyse du cadre psychanalytique". Ce texte de seize pages est aussi paru en traduction française dans un volume dirigé par Didier Anzieu et René Kaës dans la collection "Inconscient et culture".

José Bleger y étudie ce que signifie le maintien du "cadre"  psychanalytique, idéalement normal. Ce cadre, "el cuadro", ne révélera son importance que quand il subit une rupture, tout comme la symbiose, la relation ou l’image du corps. José Bleger rappelle que les sujets qui ont perdu un membre ressentent des douleurs qui portent sur l’ancien territoire du membre manquant, syndrome classique appelé "douleurs du membre fantôme".

José Bleger estime que des mécanismes identiques s’exercent sur le plan du psychisme. Pour cet auteur, le cadre fait partie d’un monde fantôme indifférencié et ce lien au stade d’indifférenciation primitive amène José Bleger à estimer que ce cadre silencieux et implicite est indispensable pour soigner la part psychotique de la personnalité.

Reprenant la nécessité de toujours décentrer nos conceptions de ce qui nous paraît évident, il reprend la métaphore du déposé et du déposant en distinguant le cadre créé par le patient du cadre créé par l’analyste. C’est dans le cadre qu’il a lui-même créé que le patient projette sa douleur du "membre fantôme".

Quand l’analyste fissure ou brise le cadre, il s’ensuit une lésion du cadre sur lequel le patient cadrait son "non-moi" ou son "méta-moi"  et les conséquences peuvent en être importantes, car le monde fantôme du patient reste sans dépositaire.

Tel est le levier sur lequel l’analyste peut tenter de lever la symbiose ; le cadre est ce qui est le plus présent comme les parents pour les enfants et on ne peut dé-symbiotiser la relation sans analyser le cadre de cette relation.

Il est comme le schéma corporel dans sa partie non discriminée, pas encore structurée , il est le point fixe de la thérapie.

Il faut se rendre compte du moment où ce cadre muet , cesse d’être muet ; ce cadre ne peut être analysé que de l’intérieur même du cadre du psychanalyste qui ne doit être ni ambigu ni changeant, ni faussé, car il est le dépositaire de la partie indifférenciée et non résolue des liens symboliques primitifs.
 
 

 

psy.francoarg.asso@free.fr