CONFERENCE-HOMMAGE
 

Oscar Masotta, un lieu d’énonciation
Miquel Bassols
Paris, 29 juin 2006

« Je n’ai pas connu Oscar Masotta » - (Yo no conocí a Masotta). C’est le titre d’un film documentaire qu’on prépare en Argentine avec un recueil de témoignages autour de la figure et de l’oeuvre d’Oscar Masotta. J’ai appri la préparation de ce documentaire en décembre dernier, quand j’ai été invité à Buenos Aires à participer aux Journées annuelles de la Escuela de la Orientación Lacaniana, qui fait parti de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Une personne m’a contacté par l’intermédiaire de mon bon ami et collègue Germán García en me demandant de rendre un témoignage de ma rencontre avec Oscar Masotta à Barcelone. Le nom de cette personne, un jeune anthropologue qui a fait des recherches et des documentaires sur un certain nombre de tribus, et qui est maintenant en train de faire cette recherche autour de Masotta, n’est pas indifférent. Il se nomme Carlos Masotta et il est le neveu de cet Oscar Masotta auquel nous rendons hommage aujourd’hui.

« Je n’ai pas connu Masotta » me semble un joli titre pour ce documentaire, un titre au style du fameux « Ceci n’est pas une pipe » de René Magritte. La raison de ce titre, d’après Carlos Masotta lui-même, c’est qu’en fait il n’a jamais connu son oncle. Et chaque fois qu’on lui demande de façon répétée s’il l’a connu, il se surprend à répéter toujours la même réponse : « Je n’ai pas connu Masotta ». Un analyste avisé pourrait y supposer une sorte de dénégation, dans le style de celle de Saint Pierre, mais ce n’est pas le cas. Il n’avait pu connaître, en effet, son oncle, ce qui d’ailleurs est une bonne raison pour entamer une recherche sur celui dont on partage le nom. 

Qu’est-ce que c’est un nom ? En effet, ce n’est pas une question simple de savoir ce qui désigne un nom, un nom propre comme on dit, même s’il se démontre toujours impropre à signifier ce qui est le sujet qui le porte, même qui le supporte. Et c’est déjà une question de savoir ce que désigne aujourd’hui le nom Masotta dans l’histoire de la psychanalyse. La proposition de mon titre est que le nom de Masotta désigne aujourd’hui, pour un certain nombre de personnes qui sont dans la psychanalyse d’orientation lacanienne en langue espagnole, un lieu d’énonciation qui a marqué une coupure dans cette histoire, une coupure qui a signifié pour beaucoup une sorte de point zéro, un point d’origine avec un avant et un après.

Un lieu d’énonciation n’est pas, a vrai dire, personne - ou bien il n’est pas une personne - c’est plutôt le discours de l’Autre qui agit dans le sujet comme le plus intime et ignoré de lui-même et par lui-même. D’un lieu d’énonciation, on n’a pas exactement de souvenirs, on n’a plutôt l’empreinte d’un désir quelquefois ignoré, mais toujours opaque à la connaissance. Donc, Masotta désigne un lieu d’énonciation qui a transmis, à une certaine génération, une certitude sur le texte de Jacques Lacan, la certitude qu’il y avait là quelque chose d’important, de crucial, à déchiffrer, qu’il valait la peine d’en extraire les conséquences éthiques et cliniques, épistémiques et institutionnelles à travers un travail de lecture qu’il avait su causer d’une façon toujours enthousiaste. 

Si j’ai donc commencé par évoquer les circonstances, très surprenantes pour moi, de la rencontre avec le neveu de Masotta – et oui, il y a toujours le neveu de quelqu’un qui en peut dire des choses intéressantes – si j’ai commencé par évoquer le titre du documentaire qu’il prépare, c’est parce qu’au moment de penser au titre que je devais donner à cette intervention, la phrase m’est venu à l’esprit : « Je n’ai pas connu Masotta ». Et, en effet, je peux faire mienne aussi cette affirmation, sans la crainte de me tromper ou bien de commettre des dénégations impardonnables. 

Même si j’ai fréquenté sa maison plus de trois ans durant, semaine après semaine, dans ce que l’on connaissait, à Barcelone aussi bien qu’à Buenos Aires, comme ses « groupes d’études », même si je l’ai entendu, en étant souvent frappé par son style et son savoir dire, dans son patient travail de lecture des textes de Freud et de Lacan, je n’ai peut-être échangé que deux ou trois mots avec lui. Pour faire connaissance avec quelqu’un, on conviendra qu’il faut au moins avoir échangé quelques mots de plus, quelques mots au-delà de ce que la linguistique – Masotta en parlait très souvent – désigne comme la fonction phatique du langage, parler pour ne rien dire mais pour constater seulement que le canal avec l’interlocuteur, avec l’autre sujet, ça marche et continu d’être établi : « quelle chaleur fait-il ce soir... » C’est difficile de fréquenter quelqu’un chez soi pendant plus de trois ans, semaine après semaine, et rester à ce niveau-là dans ce qui est de la communication intersubjective : « peut-être que demain il fera plus frais ». J’y ai presque réussi. Donc, difficile de dire que j’ai connu Masotta, sa personne. Il n’y a peut-être que le rapport analytique pour rencontrer cette sorte de non correspondance, cette absence d’intersubjectivité justement, - à la différence que je ne faisais pas une analyse avec lui. 

J’ai donc rencontré et fréquenté Masotta sans arriver à le connaître. C’est un paradoxe. Peut-être parce qu’il était déjà un peu trop tard dans sa vie ? Quatre ans seulement avant sa mort, survenue de façon aussi prématurée à Barcelone. Peut-être parce qu’il était un peu trop tôt dans ma vie ?  J’avais alors dix-sept ans et je venais d’éprouver une forte déception après une première année à la Faculté de Psychologie à Barcelone. Un peu trop tard, un peu trop tôt, c’est ce qui fait qu’une rencontre manquée soit aussi quelquefois une vraie rencontre. 

J’ai raconté le contexte de cette rencontre dans le cadre de l’Espagne du post-franquisme – Franco venait tout juste de mourir – dans un texte publié dans la revue « La régle du jeu »,  à l’invitation de Jacques-Alain Miller  et Bernard-Henry Lévy sous la rubrique : « Psychanalyse : contre-attaque ». 

C’était, en fait, un moment paradoxal. D’un côté il s’ouvrait en Espagne ce temps politique et social qu’on nommait « la transition », le passage de la dictature à la démocratie naissante. Dans certains champs de la vie sociale et culturelle, par exemple à l’Université même, cette transition était plutôt une sorte de « morphing », un passage sans coupure d’une forme à l’autre. À Barcelone spécialement, on affirmait l’ouverture aux courants européens de pensée qu’on avait suivi jusqu’à ce moment avec la distance des Pyrénées, une distance quelquefois plus dense et radicale que celle de l’Atlantique. C’était bien le cas au regard de la psychanalyse lacanienne qui n’avait eu presque aucune incidence dans l’Espagne franquiste. D’un autre côté, on parlait déjà du « desencanto », du désenchantement, - un film-documentaire aussi, très paradigmatique de cette époque, portait ce titre, le « desencanto » - pour rendre compte de la chute des idéaux juste après la disparition de ce qui avait été supposé comme la cause de la répression et du malaise social. Ce qui avait été attendu comme une solution se montrait plutôt comme une nouvelle inflexion dans la logique du refoulement : plus on croit le désir satisfait, plus on ignore le plus intime de sa cause. 

Le texte de Jacques Lacan venait justement, dirai-je maintenant, à rendre présente cette logique antinomique dans une expérience comme l’analytique qui fait toujours coupure dans la croyance au progrès évolutif. Oscar Masotta, comme lieu d’énonciation,  était pour nous cette coupure même.
 

Donc, dans l’axe de coordonnées formé par la transition et le désenchantement, où de plus en plus une nouvelle culture officielle prenait corps à l’Université comme dans la trame sociale, il y avait quand même un espace interstitiel, un espace de fracture où pouvait venir se loger justement ce lieu d’énonciation nommé Masotta. 

On se demande souvent pour quoi Masotta avait choisi Barcelone à ce moment-là pour s’installer, habiter et travailler. Il doit y avoir plusieurs raisons, mais il y en a une qui me semble déterminante : Barcelone incarnait de façon diverse cette fracture, ces interstices entre discours, cette division où la psychanalyse lacanienne peut prendre sa place dans la trame sociale. 

Autour de Masotta se sont rassemblés à Barcelone des personnes d’horizons très divers qui habitaient d’une façon ou d’une autre ces interstices : désenchantés de l’antipsychiatrie, des francs-tireurs culturels, des artistes et des écrivains, des psychanalystes argentins exilés, des jeunes étudiants qui n’avaient pas trouvé à l’Université un discours stimulant... 
 

Dans une lettre adressée aux collègues de la Escuela qu’il avait laissé à Buenos Aires, le 16 juillet 1976 – juste donc il y a trente ans – Oscar Masotta avait écri : « Je crois qu’à partir du mois de septembre, j’irais vivre à Barcelone. Je suis en train de créer là un vrai groupe (...) J’ai la fantaisie, mais elle est très sérieuse, de connecter le groupe psychanalytique de Barcelone avec le nôtre à Buenos Aires. Il pourrait y avoir à Barcelone une certaine institution psychanalytique (...) On pourrait alors serrer là les liens avec la Escuela et assurer entre autres choses des visites réciproques (...) Je voudrai rester en contact permanent avec vous ». 

L’Ecole de Buenos Aires avait été pour Masotta une École manquée. Mais on voit très clairement dans cette lettre, quel était le projet de Masotta, - même avec ces termes si « possibilistes » - une « fantaisie » qui avait quand même tout son poids et toute sa logique. Si la psychanalyse lacanienne était entrée en Espagne à travers l’Atlantique provenant de Buenos Aires, - les Pyrénées ayant été une barrière infranchissable – Masotta voulait faire et consolider des liens entre Barcelone et Buenos Aires et arriver à faire une vraie Ecole lacanienne en langue espagnole, avec des liens d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. 

Cela ne fut pas possible, et l’on pourrait toujours se demander si Masotta y aurait réussi s’il n’était pas mort aussi jeune. En tout cas, trente ans après, nous puvons constater que ces liens transatlantiques institutionnels n’ont été possibles, dans le Champ freudien et dans l’Association Mondiale de Psychanalyse, qu’à travers les nouveaux liens constitués d’une façon aussi ferme que constante avec les collègues français de l’Ecole de la Cause freudienne, toujours animés par Jacques-Alain Miller. 

Autrement dit, mon hypothèse est que le projet Masotta a dû franchir les Pyrénées – et l’on sait les difficultés qu’il avait manifesté lui-même pour faire ce franchissement - et passer par Paris pour devenir réalisable. 

L’histoire n’est pas ici non plus une ligne droite et évolutive, mais un réseau d’allés et retours avec des effets toujours rétroactifs. Oscar Masotta lui-même l’indiquait: avec l’histoire, il faut faire attention, on se voit toujours en évolution,  et cela nous cache la structure de ce dont il s’agit, le réel qui ne se laisse pas attraper ni par l’exactitude historique ni par le sens dans lequel on navigue, même à s’y noyer. C’est ce qui arrive avec l’inscription, de Masotta comme point d’origine de la psychanalyse lacanienne en Espagne. 

Anne-Cecile Druet, une jeune femme qui consacre actuellement un travail de thèse et de recherche à étudier justement l’histoire de la psychanalyse espagnole dans la période qui va de 1975 à 1985) a pu ainsi remarquer, même pour indiquer le versant symptomatique de cette  lecture: 

«  Si l’histoire commence avec Masotta, alors le lacanisme espagnol ne peut apparaître comme une école inscrite dans un processus historique évolutif ; l’idée de fondation rejette le passé de la psychanalyse espagnole à l’extérieur du mouvement, qui dès lors ne reconnaît pas ce passé comme le sien. »

En effet, quand il s’agit de la psychanalyse il n’y a pas d’évolution, il y a des coupures qui font de l’histoire un dire... Mais justement n’était pas ceci le drame, la trame aussi, de Masotta avec la question du père. Comment faire commencer une histoire sans pouvoir se reconnaître dans une tradition pour la fonder ?

Nous sommes ici au centre d’une question qui n’est pas contingente dans l’histoire de la psychanalyse, et elle reste plus encore dans son noyau quand il s’agit de la place de Masotta dans l’histoire du mouvement psychanalytique et du lacanisme en langue espagnole. C’est la question du nom et de la nomination, des fondations institutionnelles et des générations d’analystes, de sa formation, de son autorisation et de l’autorité qui doit soutenir sa pratique. La question du nom, du Nom-du-père aussi, était bien au centre de l’expérience du sujet Oscar Masotta dans sa vie, dans l’expérience de la folie qu’il a évoquée à plusieurs reprises, une expérience qui l’a mené par plusieurs chemins à sa rencontre avec la psychanalyse. Cette question a été traité d’une façon très précise par quelqu’un qui avait été très proche de lui dans cette historie, quelqu’un que j’ai déjà nommé, Germán García, dans un livre qui me semble indispensable pour repérer la place de Masotta, son lieu d’énonciation, dans la transmission de la psychanalyse et du texte de Jacques Lacan en espagnol. Le livre de Germán García porte justement le titre de « Oscar Masotta, los ecos de un nombre » - « Oscar Masotta, les échos d’un nom » -, en évoquant le titre d’un essai de Jorge Luis Borges, « Histoire des échos d’un nom ».  Le projet d’Ecole de Masotta se reconnaissait lui-même comme une sorte de « parodie »  de l’Ecole de Lacan. A Barcelone, il avait été plus prudent en commençant ce projet comme une « Bibliothèque », la « Bibliothèque Freudienne de Barcelone », comme un « projet livresque », disait-il de façon explicite, mais impliqué d’une façon aussi explicite dans l’expérience d’une Ecole.  Une parodie, indique Germán García dans son livre, « peut être repéré comme Spaltung [division du sujet] (...) oscillant entre l’imitation qui clôt et la traduction qui ouvre, dans une folle dimension du transfert ». La parodie, entre imitation et traduction, vient en effet quelquefois recouvrir la division du sujet, le manque d’un signifiant dans lequel s’autoriser dans l’Autre. Ce qu’on découvre dans l’expérience analytique c’est que ce manque du signifiant dans l’Autre est un manque ineffaçable, impossible a combler, que le Nom-du-Père lui-même n’est qu’un semblant pour faire consister ce manque de l’Autre, son inexistence même. Masotta, au moins, accompagnait ceux qui consentaient à êtres accompagnés par lui, jusqu’à ce point d’inconsistance où la question de la psychanalyse et d’une École peuvent être envisagées. 

En tout cas, ce lieu d’énonciation avait pris ses formes institutionnelles en Espagne : le 18 février 1977, Masotta fonde la Bibliothèque freudienne de Barcelone, il promeut ensuite la Bibliothèque Galicienne d’Études freudiennes. Il constitue des groupes  d’études à Vigo, à Madrid, à Valence, en Andalousie...  Ce réseau, même s’il était très peu connecté dans ses éléments et avec l’Ecole des élèves de Lacan à Paris, a fourni la base d’opérations pour un futur réseau du Champ freudien et la base de ce qui a été dans les années 90 l’École Européenne de Psychanalyse et l’Ecole lacanienne en Espagne. La générosité intellectuelle et la place de Masotta comme « agent provocateur » du transfert par rapport au texte et à l’enseignement de Lacan, sont reconnues par tous ceux qui dans ce réseau ont été touchés par lui. 

En effet, cette « fantaisie sérieuse » dont il parlait dans sa lettre de 1976, cette fantaisie de faire série, - si on évoque l’idée de Lacan selon laquelle ce n’est que dans la série qu’il y a du sérieux – verra dans le Champ freudien une forme de réponse à  ce cette inexistence de l’Autre. Une forme qui aura des conséquences diverses pour chacun des éléments de cette « bande », comme il aimait de les désigner, qui étaient touchés par son dire.

Dans le prologue des ses « Ensayos lacanianos » (Essais lacaniens) parus de cette même année 1976, Masotta avait écrit : « Comment ne pas remercier Lacan de nous avoir permis l’alternative d’un certain chemin, en réveillant en nous une conviction, et surtout dans un moment de l’histoire contemporaine ou il n’y en a pas beaucoup ? » – (écrivait-il dans le prologue a ses «Ensayos lacanianos »). Et nous, comment ne pas remercier maintenant Masotta de nous avoir permis la rencontre avec le texte de Jacques Lacan avec la conviction qu’il y a avait là quelque chose de tout à fait subversif et bouleversant, et cela dans un moment où les alternatives semblaient toujours destinées à un retour au même ? Il restait, quand même, à déchiffrer les conséquences de cette rencontre.

Un dernier trait, donc, pour conclure, un trait qui vient situer pour moi ce lieu d’énonciation qu’Oscar Masotta avait réussi à rendre présent pour cette « bande » qui l’entourait. Tout en lisant un texte de Jacques Lacan dans l’un de ses groupes d’études, il s’était arrêté à un point spécialement opaque d’un paragraphe qui semblait, quand même, tout à fait crucial à la compréhension du texte. Il avait levé son regard, avec une certaine perplexité, pour nous lancer avec son sourire d’agent provocateur et son accent ineffable : « On ne comprend rien ». Et donc, s’il ne comprenait pas, c’est qu’il y avait encore un espoir pour nous.

Miquel Bassols
 

Oscar Masotta lecteur. Juan-Pablo Lucchelli