Oscar
Masotta lecteur
Juan-Pablo
Lucchelli
Paris, 29 juin
2006
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La distinction
énoncé/énonciation semble essentielle en psychanalyse.
Après la « pure énonciation » de Nasio et la
« zéro énonciation » de Bassols, je me situerai
entre énoncé et énonciation. Je commencerai par l’énonciation
: « Lire Freud » (1) c’est une conférence prononcée
par O. Masotta le 18 avril 1969, dans un institut de musique : l’Institut
Lucchelli Bonadeo – soit l’institut de musique de mon père. A l’époque
je n’avais que 3 ans. Masotta et mon père se connaissaient depuis
quelque temps. Voilà pour ce qui est de l’énonciation.
Passons à
l’énoncé : Masotta lecteur. Dans l’introduction du livre
intitulé « Introduction à la lecture de Jacques Lacan
», où on trouve la conférence « Lire Freud »,
Masotta écrit : « Avec un bref séminaire de six
leçons sur un séminaire de Lacan sur une nouvelle de Poe,
une conférence prononcée dans un institut de musique et un
article journalistique, on ne peut prétendre d’écrire un
livre ». Pourtant le livre fut écrit : les trois parties
du livre consacrées à des différentes lectures (je
rappelle : « lecture d’un séminaire de Lacan sur la lecture
d’une nouvelle de Poe, la conférence « Lire Freud »
et l’article journalistique qui traite de, je cite « la lecture de
ce que c’est la psychanalyse aujourd’hui ») permettront finalement
d’écrire et de publier une des premières références
du lacanisme en langue espagnole.
Lecture. La conférence
de Masotta « Lire Freud » commence ainsi : « C’est
Althusser qui lit Marx, non sans avoir lu Lacan qui nous suggère
de : lire Freud ». Bien. Nous sommes là donc avec
des gens qui lisent.
Evidemment, nous
pouvons nous rappeler du commentaire de Lacan « les lacano-américains
ne me connaissent pas, donc ils me lisent ». Mais, pour Masotta c’est
encore autre chose. J’ai intitulé exprès cet exposé
« Masotta lecteur » et non « lecteur de Lacan »,
car pour lire Lacan, comme Masotta l’a fait, il fallait avoir lu beaucoup
d’autres choses, en plus de Lacan. Tout ceci dans les années ’60,
à Buenos Aires. Masotta, « à l’autre coin du monde
», comme on dit lorsqu’on parle de l’Argentine, semblait plus informé
de la chose que beaucoup de parisiens de l’époque – à quelques
exceptions près, comme chacun le sait.
Masotta lisait.
Ses lectures étaient multiples et variées : Dos Passos, Faulkner,
Hemingway, Kafka, Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Nizan, Jeanson,
Hegel, Marx, Kojève, Tranc-duc-Thao, Lukacs, Gramsci, Bachelard,
Leiris, Bataille, Blanchot, Barthes, Bateson… nous suivons là la
lettre « B », Mc Luhan, Lévi-Strauss, Jakobson et je
dois me contenter avec un « etcetera », comme dirait Bertrand
Russel.
Est-ce que ce
style, très argentin –c’est-à-dire l’Argentin et sa bibliothèque,
dont Borges était l’exemple – était la condition nécessaire
pour que Masotta lise Lacan ? Sans doute – nécessaire, mais pas
suffisante. Pour cela, je voudrais m’arrêter sur le contenu de cette
conférence « Lire Freud », car il me semble que c’est
une sorte de « instantanée », une vue « synchronique
», aussi bien de l’homme Oscar Masotta que de l’histoire de la psychanalyse
argentine. Masotta lui-même stipule qu’il n’y a pas de lecture (de
Freud) qui puisse se faire sans passer par le « lit de Procuste »
de l’histoire de la psychanalyse.
L’histoire, dit
Masotta, est constituée par deux histoires : l’une écrite,
très peu élaborée, l’autre, inscrite, celle de l’Association
Psychanalytique d’Argentine, par exemple. Et tout de suite, Masotta précise
que la seule vraie inscription est celle de l’inconscient, je cite : «
la
trace mnésique que la mémoire n’a jamais oubliée parce
qu’elle n’a jamais été dans la conscience : soit le refoulement
freudien ». Nous voyons que, rien que dans cette métaphore
– mais est-elle vraiment une métaphore ou s’agit-il plutôt
d’un exemple, au sens de Freud, lorsqu’il dit « l’exemple est la
chose même » ? – dans cet exemple, Masotta fait preuve
du fait qu’il lit Freud selon Freud, c’est-à-dire, selon Lacan.
Le refoulement
freudien (d’ailleurs, ne négligeons pas le fait que « refoulement
» en espagnol, est traduit par « répression »,
ce qui complique imaginairement les choses, car on pense à la répression
sexuelle, policière, politique, bref : le mot aide à ne rien
comprendre et, donc, à refouler), le refoulement freudien doit être
compris non comme un mécanisme « préconscient »,
mais comme la condition même de l’hypothèse de l’inconscient.
Pas d’inconscient sans refoulement. Ce n’est pas sûr qu’à
l’époque (et peut-être même aujourd’hui) ceci allait
de soi dans la psychanalyse en Argentine.
Masotta insiste
: « Que disait Freud ? Si l’on lit, par exemple, « Inhibition,
symptôme et angoisse », on constate qu’avec l’abandon de la
première théorie de l’angoisse (…) Freud conserve la notion
d’un « à posteriori » sans lequel il est impossible
de comprendre la théorie freudienne du refoulement. Freud garde
donc la notion d’un après-coup avec l’idée d’une temporalité
qui scinde la refoulement en deux temps – et c’est grâce à
cette scission que le refoulement est constitué en tant que tel
– c’est-à-dire un modèle qui avait été déjà
esquissé à l’intérieur même des plus archaïques
des fictions neurologiques de l’Esquisse ». On connaît bien
l’usage fait par Lacan des fictions archaïques de Freud : je parle,
évidemment, de la lecture de l’Esquisse faite par Lacan à
partir de la cybernétique.

Je veux accentuer
le fait que c’est très facile de dire que ces affirmations vont
de soi en 2006, après 30 ans de lectures de Lacan, Miller, etc.
Par contre, je ne crois pas qu’elles couraient les rues en 1969, à
Buenos Aires, et surtout depuis une place (celle de Masotta) tout à
fait marginale par rapport aux liens institutionnels et à l’establishment
psychanalytique argentin de l’époque. C’est précisément
grâce à cette excentricité que Masotta pouvait lire
Lacan – c’est mon hypothèse de ce soir.
Je continue donc
avec ma lecture synchronique de ce que j’appellerai dorénavant,
le « phénomène Masotta ». Sa cible, dans la conférence
ici commentée, est « la psychanalyse d’aujourd’hui »,
car sa critique est centrée sur le comment la psychanalyse fonde
son savoir sur un pouvoir – médical ou autre : « En plus,
dit-il, une théorie, si elle a un consensus, elle est très
économique : on n’aura pas besoin de plus de trois paragraphes pour
l’exposer. Mais je n’utilise pas de métaphores : à tel point
je crois que ce qui est refoulé c’est Freud lui-même (…) c’est-à-dire
qu’on ne peut lire certains livres écrits par des psychanalystes
argentins, qu’on les lisants à l’envers, en faisant attention à
leurs lacunes » (p. 155). Là, nous avons un Masotta disciple
implicite de Leo Strauss. C’est ainsi qu’il lit l’article d’Emilio Rodrigué
« El contexto del proceso psicoanalitico ». Rodrigué
est un psychanalyste argentin très connu, traduit en français
: Masotta décompose les contradictions, redondances et tautologies
du texte, ceci en se référant à de Saussure, Jakobson,
Peirce, Jackson, etc.
Masotta cite Rodrigué
: « Je considère que ce mutisme est un artifice de la technique
d’interprétation employée par Freud au début du siècle.
La méthode qui consiste à fragmenter des rêves en morceaux
arbitraires et demander au patient d’associer, altère la trame naturelle
du rêve, où les signes sont significativement en rapport avec
le texte ». Masotta écrit : « Voyons ce que ce
paragraphe dit : a) qu’on ne peut isoler un signe de son contexte ; b)
parce que la signification est une « trame naturelle » (cette
expression malheureuse signifie certainement qu’il faut analyser ce que
l’on a devant les yeux, l’image du rêve, et non les mots – soit exactement
le contraire de ce qui est postulé par Freud) ; c) que la signification
n’est lisible qu’à l’intérieur d’un contexte global du signe
» ; et il ajoute : « nous ne reconnaissons pas ici une phénoménologie
de la totalité, avec un nette refus du fragmentaire, des parties,
précisément à l’opposé de la linguistique contemporaine
– comment pourrait-il avoir de signification si le signe ne portait pas
en lui-même son propre principe de fragmentation, d’isolement du
texte et du contexte, soi sa propre scission interne ? ».
Autrement dit,
Masotta critique ici une « phénoménologie totalisante
», ce qui est une manière de se référer au registre
imaginaire, différent donc de la discrétion symbolique («
discrétion » au sens d’unités discrètes, discontinues,
du registre symbolique), c’est-à-dire différent du chemin
choisi par Lacan pour suivre le chemin de Freud. En effet, « l’inconscient
n’est pas le rêve », écrit Freud dans le cas de la «
jeune homosexuelle », ce qui veut dire que l’inconscient est plutôt
dans les petits détails, dans ce qui cloche, dans ce qui décomplète
le rêve. C’est cela qui est significatif, et non l’image totalisante
du rêve – registre imaginaire. Par exemple, du long texte d’un rêve
d’une de ses patientes, Freud ne retient que le mot « canal ».
Mais n’imaginons
pas un Masotta plongé dans le structuralisme de l’époque
: il lit Freud. A ce sujet, au contraire, il suppose Rodrigué lui-même
éblouie par les références sémiotiques de l’époque,
par exemple la référence explicite à Peirce. Il écrit
: « Rodrigué emploie les mots (mais pas plus que les mots)
du schéma tripartite de Peirce, mais il en fait un usage «
comportementaliste » ». Au moment où, en France,
il y a un grand débat entre TCC et psychanalyse, cette considération
est d’une grande actualité. Masotta considère que Rodrigué
n’est nullement orienté par la relation, par exemple, entre énoncé
et énonciation – distinction qui m’oriente particulièrement
ce soir. « Voici un bon exemple de « comportementalisme
de la signification », précise-t-il. Masotta cite Rodrigué
: « le symbole est-il un double de l’objet ou, au contraire, le
conjure-t-il ? » et il écrit « On le voit, Rodrigué
a toujours la carotte devant les yeux ». Cette distinction semble
essentielle, car se demander si « Le symbole est-il un double de
l’objet » implique que, d’une part, on méconnaît la
détermination signifiante de l’objet en psychanalyse et, d’autre
part, et en raison de cela précisément, on fait un usage
imaginaire de ce que c’est l’objet en psychanalyse. La détermination
signifiante de l’objet signifie que le sujet n’a pas un rapport direct
à l’objet, ce rapport est par définition significantisé,
il se fait à travers « le symbole ». Si l’on pense que
chez notre patiente, le mari remplace la mère, ceci est indépendant
des caractéristiques physiques, sociales et, pour tout dire,
sensibles du mari et de la mère (peu importe si la mère est
couturière et le mari routier).
Mais nous aurions
tort de penser qu’il ne s’agit ici que d’un érudit, un intellectuel
qui passe à côté de la clinique, voire de l’ultraclinique.
Masotta commente un cas analysé par Rodrigué, le cas d’un
enfant autiste : « l’enfant n’est pas arrivé à faire
un usage du symbole, il a seulement su signaler un objet interne »,
écrit Rodrigué. Là, Masotta accuse Rodrigué
de darwinien et d’avoir un point de vue « moralisant » sur
la maladie mentale : il n’y a pas d’objet interne par opposition à
l’usage du symbole. Si l’enfant « signale » un objet interne,
c’est qu’il est déjà externe, car il le signale à
partir de l’Autre, du symbole. L’autiste n’est pas dans le discours, mais
il est dans le langage. A tel point que Lacan a pu dire que l’enfant autiste
est « verbeux » (lorsqu’il répète sans arrêt
des syllabes ou de mots, ou bien des chansons, même s’il ne s’adresse
pas aux autres). Ceci aurait des conséquences sur l’approche thérapeutique
des enfants autistes avec qui, justement, on ne saurait s’en passer du
symbole ! Il est dans le symbole depuis le jeu où il est accrocher
à l’interrupteur de l’électricité « off-on »,
jusqu’au jeu du cache-cache qu’il développe avec son thérapeute.
Masotta va encore
plus loin, en comparant l’exemple de l’enfant autiste cité par Rodrigué
avec le fameux exemple du rêve de la fille de Freud où celle-ci
articule en dormant les mots « Anna Freud, fraises, framboises ».
Masotta indique qu’il n’y a pas de différence entre le mot «
maman » dit par l’enfant autiste de Rodrigué et les paroles
prononcées par la fille de Freud, en ce qui concerne l’existence
du signifiant. La différence, écrit Masotta, il faut la trouver
dans la position du sujet face au signifiant. La petite Anna habite le
langage, dans la mesure où il lui permet d’isoler le désir
comme désir d’autre chose (c’est-à-dire ni fraises ni framboises
qui puissent satisfaire cette demande) ; tandis que l’autiste n’habite
pas le langage de cette manière, mais bien plutôt il est habité
par le langage, dans une vraie émancipation automatique où,
si l’on peut dire, le mot n’est pas le meurtre de la chose. Dès
lors, toute parole, autiste ou pas, implique une fonction symbolique :
« lors que l’adulte ou l’enfant font usage de la parole tout est
déjà décidé », conclut Masotta. Et
il précise à ce propos quelque chose d’assez lumineux : «
la
différence entre la petite Anna et l’enfant autiste de Rodrigué
se trouve dans le fait que tandis que la première produit avec les
mots déjà existent dans le code de la langue, les paronomases
et les scansions par où le désir apparaît articulé
[articulé au sens de « réalisé »], l’enfant
de Rodrigué, par contre, trouve directement dans le code de la langue
une unité signifiante déterminée et déjà
pourvue d’une telle articulation rhétorique ». C’est-à-dire
que l’autiste est comme devancé par une telle rhétorique,
celle-ci est « prêt-à-porter », ce qui montre
qu’il est tout à fait dedans !
Les références
sont multiples, précises et ciblées : Freud, Lacan, Althusser,
Jakobson, Leclaire, Safouan, Martinet, Peirce. La lecture de Masotta ressemble
plus au rasoir d’Occam qu’un commentaire de texte universitaire. L’érudition
ne s’oppose pas à la clinique, bien au contraire, elle la remet
au cœur du débat.
Nous avons ainsi,
dans un même écrit, trois points essentiels à la survie
de la psychanalyse : 1) la politique, lorsqu’il affirme, par exemple «
plus une théorie a un consensus, moins il faut l’expliquer »,
ou « le pouvoir soutient le savoir », en claire référence
à l’Association Psychanalytique d’Argentine ; 2) la théorie
: lorsque Masotta explique ce qu’il faut entendre par refoulement freudien
; 3) la clinique : lorsqu’il démontre que le sujet du langage est
de toutes manières concerné par le signifiant, la seule différence
entre les structures cliniques étant le rapport du sujet au signifiant.
Ce Masotta lecteur
ne ressemble donc pas beaucoup au prototype borgésien : l’homme
et sa bibliothèque, mais il ressemble plutôt à une
plaque tournante, qu’à travers l’atopie de l’homme, Oscar Masotta,
permet une lecture aussi ubiquitaire que celle qu’il faut pour : lire Lacan.
1) Masotta, O.,
Introducción a la lectura de Jacques Lacan, Buenos Aires, Corregidor,
1988.
Juan Pablo Lucchelli