INTRODUCTION
"Dissertation
sur la manie aiguë", tel est le titre de la première thèse
de médecine sur un sujet psychiatrique dans le Río de
la Plata présentée en 1827, par le jeune Diego Alcorta
(1801-1842). Cette thèse occupe une place importante dans tous les
ouvrages traitant des débuts de la psychiatrie en Argentine (12,
14, 15) . Elle fait l'objet de travaux de Juan Carlos Stagnaro (25) et
Norberto Conti (8), que nous utilisons largement. Mais c'est un texte qui
supporte bien la discipline du commentaire, et celui que nous proposons
ici cherche à porter son attention sur un détail : l'association
dans le titre de la thèse du grec mania (note
1) et du latin
aigu. Car la thèse d'Alcorta est associée
de bon droit au nom de Philippe Pinel (1745-1826), mais que ce dernier
n'a jamais parlé d'une telle variété de la manie.
Et explorer cette question nous ouvre sur une perspective plutôt
insolite qui renverse les liens faits habituellement entre Alcorta et Pinel.
La particularité du titre laisse transparaître dans ce surgissement
de Pinel en terre américaine quelque chose de l'image que Alejo
Carpentier forge dans
Le Siècle des Lumières sur l'arrivée
de la révolution aux colonies : "...avec
la liberté arrivait la guillotine"(7).
Avec la thèse d'Alcorta, la
manie de Pinel arrive en Argentine
déjà guillotinée.
Alcorta
rend hommage au "mythe du philanthrope libérateur", mais on ne peut
pas manquer d'être frappés par le ton désinvolte avec
lequel il critique les idées principales de Pinel. Mise à
part la citation contingente de Greding et Perfect, seul Pinel mérite
une citation digne de ce nom, probablement en raison de son rapport avec
les Idéologues alors très influents en Argentine (note
2). La thèse présente cette curiosité de masquer
ses références principales derrière un anonyme "tous
les auteurs..." avec lequel Alcorta se
livre à une critique en règle de Pinel. Bref, les auteurs
qui comptent dans son texte ne sont pas nommément cités.
Alcorta s'appuie sur des notions critiques que ces auteurs de l'Ecole
de médecine de Paris ont adressé à Pinel (1),
et qui ont le destin liés aux moments politiques introduits par
la Révolution française et les réactions qu'elle a
suscité, en France et au Río de la Plata (13). Alcorta indique
qu'il veut donner dans sa thèse
"l'état
actuel de la connaissance médicale sur ce point important de la
pathologie",
ce qui
implique tenir compte de ses changements. Mais il fait plus que cela :
il prend position. Ainsi, suivre la perspective ouverte par la particularité
du titre "manie aiguë", nous conduit à découvrir que
les 14 folios de la thèse constituent un dur argumentaire anti-pinélien,
auteur deux fois mort en 1827.
1813-1827
: L'ECOLE DE PARIS AU RIO DE LA PLATA
Alcorta
n'est pas le premier à évoquer les idées de Pinel
au Río de la Plata. Celles-ci arrivent accompagnant les Lumières
en Amérique, car le nom de Pinel est indissociable de la Révolution
et son rayonnement. Sa nomination à Bicêtre en 1793 en pleine
Terreur, ou bien son Mémoire sur la manie de 1794, ou enfin
le Traité de l'Aliénation Mentale ou la Manie de l'An
IX, ces événements sont portés et portent l'esprit
universel de ce radical bouleversement des rapports sociaux. L'hommage
que lui rend Hegel est bien connu : Pinel est le représentant des
Lumières dans le domaine de la folie. Ainsi, ses liens avec le Río
de la Plata sont tissés par l'histoire de la Révolution Française
et ses variations sud-américaines. Mais, même si les révolutions
française et argentine se suivent, elles ne se ressemblent pas.
Les temps et contretemps de la Révolution en Amérique relèvent
parfois des rencontres heureuses et parfois du malentendu baroque. Un peu
comme la manie de Pinel et la manie aiguë d'Alcorta.
La
Révolution du 25 Mai 1810 est thermidorienne d'emblée. Elle
est le fait de quelques "voisins qui comptent" à Buenos Aires, contrariés
par les conséquences néfastes des entraves au libre commerce
dues aux guerres napoléoniennes. A différence des événements
parisiens, le peuple reste indifférent à cette révolution
de l'opinion éclairée. Profitant de la présence de
Napoléon en Espagne, ces notables prennent des distances vis-à-vis
de la métropole. Un groupe conservateur souhaite attendre l'issue
de l'aventure ibérique napoléonienne pour se déterminer.
Mais une partie modérément révolutionnaire, los
afrancesados jacobinos, groupée
en loges maçonniques dont le siège central est à Londres,
essaye de faire advenir en Amérique quelques unes des lumières
de la Révolution. Ils y parviennent à l'occasion de l'Assemblée
constituante de l'An XIII, qui introduit le bonnet phrygien dans les
symboles des
Provinces Unies du Río de la Plata, ainsi que
d'autres idées de liberté, égalité et fraternité.
Avec ce tournant des événements, un espace s'ouvre pour l'œuvre
de Pinel.

La
guerre déclenchée entre révolutionnaires et réaction
royaliste entraîne la nécessité urgente de former des
médecins pour les campagnes militaires. L'Assemblée
demande au Docteur Cosme Mariano Argerich (note 3) (1758-1820)
de créer l'Institut Médical Militaire, qui dans l'article
7 de son réglementent de 1818 statue que l'enseignement doit se
régler sur les idées de la célèbre Ecole
de médecine de Paris (note 4), en remplacement
des enseignements considérés réactionnaires de l'école
écossaise (William Cullen) et quelques auteurs espagnols qui forment
l'essentiel des orientations du Protomedicato (note
5).

A la
mort de Cosme Mariano Argerich en 1820, dans l'inventaire de sa bibliothèque
figurent répertoriés en langue française deux ouvrages
: "Medicina clínica" et "De
la locura"(sic) (4). C'est autant le Professeur
Pinel, célèbre interniste et nosographiste de l'Ecole
de Paris que l'aliéniste philanthrope qui inspirent son enseignement.
Dans un article publié en 1822 par la revue La Abeja Argentina
"Origines et état actuel de la médecine à Buenos Aires"
(note
6) est prononcé un véritable manifeste pour la future
Ecole de médecine du Río de la Plata :
"Les
idées de Magendie, de Bichat, Richerand, Alibert, de Pinel, Ténard,
Orfila, etc. sont la base de nos cours et de nos leçons quotidiennes"
(17).
Le programme
de cette école naissante nous rappelle qu'en ce début du
19ème siècle, l'étude de l'aliénation est l'affaire
de l'interniste aussi bien que la fièvre, et que le psychiatre ne
se différencie pas de l'interniste. Avec l'essor de l'Ecole de
Paris, certaines notions de Pinel circulent aisément. Ainsi
en 1822, en pleine réforme ecclésiastique, une expertise
médicale fait beaucoup de bruit : le cas de la religieuse folle
Vicenta Alvarez. La commission d'experts (note 7) nommée
par les législateurs demande la sortie de la nonne du Monastère
des Catalinas, car l'enfermement et les mauvais traitements qu'elle y reçoit
ne sont pas de nature à guérir sa "manie
périodique avec délire".
Ils concluent :
"A
une époque à laquelle [...] les maladies de l'esprit ont
été étudiées philosophiquement [...] le seul
traitement capable de guérir la malade [...] est le traitement moral"
(15).
Associées
à l'essor modernisateur, les notions pinéliennes se prêtent
à leur usage comme une arme politique.
En
1822, la toute nouvelle faculté de médecine de l'Université
de Buenos Aires remplace l'Institut Médical Militaire, héritant
de son inspiration parisienne. Diego Alcorta est un des premiers promus.
Il fait sa pratique à l'Hospital
General de Hombres de Buenos Aires, doté
d'une "section de fous" (cuadro de dementes) dont la description
qui nous est parvenu (5) fait pâlir celle que Pinel donne en 1794
du Bicêtre de l'Ancien Régime. Après avoir soutenu
sa thèse en 1827, il succède à Juan Manuel Fernández
Agüero (Santander 1772-Buenos Aires 1840) dans la chaire d'Idéologie
où il continue son travail intellectuel de diffusion des théories
des Idéologues Condillac, Destutt de Tracy et, surtout, le
médecin Pierre Cabanis (1757-1808). Comme lui, Alcorta tente une
carrière politique, aidé de tout son prestige d'idéologue,
mais il se trouve au seuil d'une longue et sanglante période historique
de guerres civiles qui renversera le préséance des idées
françaises.
Hospital
General de Hombres
UN
OXYMORON : LA MANIE AIGUE DE 1827
Arrêtons
nous sur le titre de la thèse qui lui vaut son titre de docteur,
car il signale déjà la rupture avec Pinel. De quelle rupture
s'agit-il ici? Comme l'a si bien noté Georges Lantéri-Laura
(18), Pinel n'utilise pratiquement pas de manière systématique
les termes aigu
ou chronique
dans ses écrits sur l'aliénation mentale. A sa place nous
retrouvons les bons vieux termes de continu,
périodique
ou intermittent
pour décrire la marche de la manie. Ce n'est pas qu'il les ignore,
car c'est lui qui écrit dans le Dictionnaire des sciences médicales
de
Panckoucke en 1812 et 1813 les articles correspondant à ces deux
termes (9). Cette lecture montre aisément que pour Pinel manie
et aigu sont radicalement hétérogènes. Et cela
en vertu d'une tradition qui remonte jusqu'à Hippocrate. Pinel est
un des derniers à lire Hippocrate et les Anciens comme s'ils étaient
contemporains, et depuis l'antiquité phrénitis
et mania
sont deux formes absolument non homogènes. Phrénitis
désigne délire avec fièvre aiguë, et pour Hippocrate
aigu, oxeon,
aigre, est porteur d'un pronostic : ce qui tourne vinaigre, ce qui devient
mortel (note 8) (16). Pinel respecte cette distinction
deux fois millénaire et il range la phrénitis dans
la classe des Phlegmasies,
autrement dit parmi les maladies aiguës et inflammatoires. Il répète
ainsi Hippocrate dans un geste fondateur qui lui permettra de donner unité
et universalité à la notion de manie en tant qu'aliénation
mentale par excellence, comme nous le verrons plus loin.
Il
a été discuté l'étendue et la signification
à donner au terme "philosophique" dans la pensée de Pinel.
Pour Dora Weiner (26), cela veut dire : hippocratisme. Jackie Pigeaud (21)
va même jusqu'à comparer la Médecine clinique
de Pinel aux Epidémies du Corpus, et la Salpêtrière
à Thasos. L'attachement de Pinel à la tradition hippocratique
est confirmé par son adhésion inconditionnelle à la
médecine
expectante(note 9), médecine
d'observation confiante dans la vis medicatrix
naturae, et qui constitue un des piliers
sur lequel s'appuie solidement sa thérapeutique ainsi que sa certitude
dans la possibilité de guérison de la manie. C'est une construction
délicate qui incorpore le savoir de l'antiquité aux conditions
d'observation de la folie crées par la modernité, l'asile,
ainsi que l'annexion des doctrines philosophiques de la passion à
la médecine, et qui mérite bien le qualificatif de médico-philosophique
(21). Cet hippocratisme est combattu avec violence par les médecins
modernes post-pinéliens (1) qui le rejettent dans l'histoire. L'originalité
de la notion de manie introduite par Pinel est désarticulée
par des approches de moins en moins philosophiques et de plus en plus médicales,
mouvement auquel participe Diego Alcorta en compagnie de ses contemporains
français.
Dr
Pinel
LA
REVOLUTION DE LA MANIE : GENRE ET ESPECE
Contrairement
à ce que laisse entendre Alcorta, manie et aigu sont
incompatibles pour Pinel. Le statut problématique de la manie chez
Pinel a été signalé très tôt par Leuret,
Ferrus ou Guilland, et parfois par les propres hésitations de Pinel
(note
10) (21). Pigeaud remarque que coexistent chez Pinel deux concepts
de manie. L'un, assez classique : une espèce à côté
de la mélancolie, la démence et l'idiotisme. L'autre, né
du moment utopique de la Révolution et de la première édition
du Traité, constitue une nouveauté : la manie est
à la fois l'espèce et le genre. Cela correspond à
la structure de la surdétermination
que ne renierait pas Louis Althusser : un particulier paradoxal qui fait
partie de la structure, mais qui structure du même coup la totalité
(27) ; la partie qui occupe la place de l'universel et surdétermine
les autres parties. Comme dans le Capital : dans la série production,
distribution, échange et consommation, c'est la production qui surdétermine
les autres. Et on ne peut pas modifier ce statut paradoxal sans désarticuler
la totalité. Chez Pinel, tout ce qui peut être dit de la manie
fonctionne dans les autres espèces. C'est avec d'autres termes,
ce qu'affirme Georges Lantéri-Laura (19, 20) : l'unité de
l'aliénation mentale ou la manie en tant qu'entité,
avec le traitement correspondant, le traitement moral. Et cette nouveauté
s'annonce dans les termes du Zeitgeist comme un projet d'avenir
illimité et à vocation universaliste. Mais ce particulier
universel se fonde sur l'exclusion d'un reste : le delirium acutum,
la phrénitis ou phrénésie qui dans la
Nosographie
philosophique est classé en dehors des Vésanies,
et définie comme étant de nature organique cérébrale,
une phlegmasie séreuse, par essence hétérogène
à la manie.
PINEL,
ESQUIROL ET ALCORTA
Lorsque
Alcorta se propose de prêter
"une
attention particulière [...] sur la variété aiguë",
il fait
éclater la notion pinélienne dans ses principes. Les Anciens
sont rejetés dans l'histoire, sinon tout simplement ignorés.
Alcorta n'est pas l'inventeur de ce qui peut apparaître comme un
oxymoron pour la pensée pinélienne : il suit Jean-Etienne-Dominique
Esquirol (1772-1840), aliéniste qu'il préfère à
Pinel. Pour Dora Weiner (26), Esquirol est plus qu'un élève
de Pinel, il est aussi un rival qui sort vainqueur de ce qu'elle appelle
"la joute du vocabulaire". Ils sont opposés aussi par des traditions
politiques différentes : alors que Pinel reste associé à
l'utopie de la révolution, Esquirol est monarchiste. Avec les changements
politiques post-révolutionnaires en France, Pinel est progressivement
relégué (note 11) alors qu'Esquirol devient
le centre de l'organisation nationale du monde asilaire avec la Restauration
(11). A partir de 1817, Esquirol est au zénith en ce qui concerne
la folie et il supplante de plus en plus son vocabulaire à celui
de Pinel (26). Esquirol ne s'embarrasse pas de finesses hippocratiques
démodées et l'heure n'est plus à la vocation universaliste
de guérir la manie en tant que problème de l'homme, mais
d'administrer une folie qui est devenue un problème national.
La
simplicité avec laquelle Alcorta définit les trois périodes
de la marche de la manie, doit beaucoup plus à l'article d'Esquirol
de 1816 Sur la folie, qu'aux méandres de la deuxième
édition du Traité de l'Aliénation mentale,
ouvrage dont il traduit et reproduit certains paragraphes (10). L'affirmation
d'Alcorta que la manie
"a
trois périodes différents et peut affecter la marche aiguë
ou chronique",
suit celle
d'Esquirol de 1816, pour qui la folie (et non plus la manie) a
"une
marche régulière [...], trois périodes bien marquées
; une première période aiguë avec symptômes concomitants,
une seconde période chronique presque toujours exempte de symptômes
étrangers au délire; enfin la troisième période
est celle du déclin et de la curation".
Esquirol
non seulement supplante le terme d'aliénation mentale soigneusement
choisi par Pinel, mais il affuble la première période de
la dénomination d'aiguë, d'où Alcorta tient certainement
son titre.
Là
où Pinel insiste pour ne voir qu'une simple analogie, "les
apparences d'une maladie aiguë",
Esquirol, puis Alcorta établissent une sorte d'identité :
la manie peut être aiguë. D'ailleurs, Esquirol parle de la folie
"comme
dans toutes les autres maladies aiguës".
La notion d'aigu ainsi importée dans le champ de la manie impliquera
progressivement une médicalisation croissante de la folie, et le
couple aigu/chronique, changeant complètement leur champ sémantique,
ne fait que s'imposer inexorablement tout au long du XIX siècle
jusqu'à nous jours (note 12). La puissante influence
d'Esquirol sur Alcorta transparaît aussi de manière évidente
dans la partie consacrée aux causes de la manie aiguë : il
paraphrase mot par mot le titre de la thèse d'Esquriol de 1805 :
"les
passions comme causes, symptômes et moyens curatifs de la manie".
L'influence
d'Esquirol dans le travail d'Alcorta répond autant à ses
choix doctrinaires qu'à un certain moment politique : en 1827 le
déclin du prestige de Pinel à L'Ecole de Paris accompagne
celui de la Révolution, et Esquirol n'est pas le seul à prendre
de la distance avec Pinel.
Dr
Esquirol
FRANCOIS
BROUSSAIS ET LA MEDECINE EXPECTANTE
La
manie
aiguë de la thèse d'Alcorta non seulement fait voler en
éclats la difficile unité du Traité; c'est
aussi la Nosographie philosophique qui est battue en brèche.
En 1827, la Nosographie philosophique n'est plus à la mode.
François Broussais (1772-1838), auteur qui après avoir conquis
l'Ecole de Paris, étend son influence en terres américaines
(note
13), est un des plus farouches détracteurs de la Nosographie
de Pinel et de sa théorie des fièvres:
"
A cause de Broussais, la Nosographie de Pinel avait, en l'espace de dix
ans, veilli d'un siècle"
dit-on
quelques années après dans le Dictionnaire de Dechambre
(1). Il est l'interniste chez qui Alcorta recueille les théories
pathologiques qui lui permettent d'approfondir ses différences avec
Pinel. La présence insolente de Broussais dans la thèse se
fait sentir en détriment de Pinel lorsque Alcorta écrit:
"Dans
la manie, tous les auteurs abordent comme symptômes prodromiques
les symptômes de la gastro-entérite",
juste
avant de retranscrire sa traduction d'un paragraphe complet du Traité
de l'aliénation mentale de 1809. Cette association résonne
comme une hérésie : la "gastro-entérite" est l'entité
décrite par Broussais, qui nie l'existence des maladies spécifiques.
Le monisme de la "gastro-entérite" est pour le breton la seule affection
qui mérite d'être traitée, la maladie universelle (1)
qui jette aux oubliettes toute la complexité historique du rôle
de la "métaphore épigastique" (21) dans la manie.
L'adhésion
d'Alcorta aux idées du médecin militaire, alors très
populaire parmi les jeunes étudiants parisiens (note
14), est plus globale. Elle se montre lorsqu'il aborde les aspects
thérapeutiques, utilisant un ton hostile pour se référer
à un des piliers de l'art médical de Pinel :
"tout
indique que le médecin ne doit pas être le spectateur froid
des désordres qu'il observe et que la médecine expectante
ne doit pas avoir lieu à cette période".
Il n'y
a pas de détracteur plus féroce de la vis medicatrix naturae
que Broussais, partisan d'une thérapie douée d'un tel fighting
spirit qu'on dit de lui qu'il a fait couler plus de sang que Napoléon.
Opinion illustrée par les importations de sangsues en France, qui
vers 1827 sont multipliées de manière inouïe (1). Alcorta
dans sa thèse fait siens les principaux arguments thérapeutiques
de Broussais, opposés point par point à ceux que Pinel introduit
pour la manie: isolement, obscurité, régime, saignées
généralisées, et sangsues (note 15).
Remarquons qu'il lui est bien plus facile d'appliquer ce programme, déjà
en place au Cuadro de dementes à l'Hôpital général
d'hommes (15), que de suivre la sophistication que Pinel propose pour le
traitement moral de la manie.
AUTOPSIES
: GREDING ET CABANIS
C'est
aussi sur une autre question d'importance qu'Alcorta se montre très
critique de Pinel : l'ouverture de corps. D'abord, il fait l'éloge
de Greding en son détriment :
"Combien
Pinel n'aurait-il pas fait avancer ce point de la pathologie s'il aurait
pratiqué l'anatomie-pathologique!",
s'exclame
Alcorta en écho aux reproches que Pierre Cabanis adresse sur ce
point à son ami aliéniste dans ses Rapports du physique
et du moral.
"Peut-être
ses différentes espèces ne seraient que différentes
variations d'une même affection".
Ce paragraphe,
qui aurait sans doute irrité Pinel, semble faire référence
à l'irritation de Broussais, maladie universelle avec laquelle
celui-ci réduit l'origine de bien de maladies, aliénation
mentale comprise. Ce qui semble négligé ici est le fait que
le choix de Pinel est axiomatique et argumenté. D'un côté,
la manie de Pinel est par essence guérissable, et il se propose
encore dans la 2ème édition du Traité de lutter
contre un des "préjugés
les plus funestes de l'humanité",
celui d'une lésion anatomique dans le cerveau, cause pour lui de
l'idée d'un mal incurable. Et d'un autre côté, il préconise
dans la Nosographie philosophique une
"étroite
union, dépendance réciproque entre la philosophie moral et
la médecine [...]. Se rendre autant familier avec les écrits
d'Epictète, de Platon, de Sénèque, de Plutarque, qu'avec
les résultats lumineux de l'observation d'Hippocrate, Arétée,
Sydenham".
Ni la
question du siège, ni celle de la causalité ne sont pas essentielles
pour Pinel. Comme le signale J. Pigeaud, ce qui l'intéresse tient
à "l'évolution de la maladie considérée
comme une entité, telle qu'elle peut apparaître dans l'histoire
particulière des malades" (21). Sur ce terrain, Pinel a été
vite abandonné par Esquirol qui pratique régulièrement
l'ouverture des corps (11, 26). Plus tard, c'est l'ensemble de l'Ecole
de Paris qui est gagnée par la méthode anatomo-pathologique
que préconise Alcorta dans sa thèse suivant les opposants
de Pinel, internistes et aliénistes confondus. La Nosographie,
le Traité et la Médecine clinique sont ainsi
rejetés par Alcorta.
La
manie de Pinel est prise en tenaille et l'ensemble de son édifice
est dépecé. D'un côté, la médicalisation
croissante de la folie poussée par une obsession de la localisation
cérébrale et d'un activisme thérapeutique agressif,
balaye ses idées thérapeutiques révolutionnaires empreintes
d'humanitas et de prudence. D'un autre côté, les idées
de gouvernance administrative du peuple des aliénés, "la
réinscription de la perspective thérapeutique au cœur du
pouvoir gestionnaire" selon l'expression
de G. Swain et M. Gauchet (11), que Esquirol et d'autres ont contribué
à forger, déplacent le dialogue personnel avec l'insensé
tant loué par Hegel. Alcorta se situe au seuil de cette véritable
contre-révolution, mais sa thèse ne constituera pas le document
princeps d'un mouvement aliéniste en Argentine à cause d'une
autre contre-révolution : la Restauration de Rosas.
ALCORTA
ET LA RESTAURATION
On
peut imaginer qu'Alcorta est promis à devenir l'Esquirol du Río
de la Plata, tel le Dr. Real, personnage du roman de Juan José
Saer sur la fondation de la première "Maison de santé privée"
en Amérique du sud (23). Il tente comme P. Cabanis une brève
carrière politique et rédige une constitution, mais la Restauration
change complètement la situation.
S'installe
en Argentine la Terreur. Les masses populaires, les laissés pour
compte de la Révolution de Mai, deviennent les nouveaux sujets d'un
Maître Ancien, Rosas le Restaurateur de l'Ordre, et ils vont
s'interposer aux idées inspirées de la Révolution
française au nom de la Sainte Fédération. Domingo
F. Sarmiento (1811-1888) y voit une guerre contre une France idéale
(note
16). Dans un élan de privatisation précoce, Rosas fait
cesser tous les crédits publics pour les hôpitaux, écoles
et universités, laissant ces institutions à la charité
privée.
"Les
fous sont jetés à la rue et les voisins se chargent d'enfermer
dans leur maisons ces malheureux dangereux"
dit Sarmiento
(24). Seuls "le Dr Alcorta et autres jeunes donnent des cours gratuits
à l'université" (24) pour éviter sa fermeture,
se lamente Sarmiento. Par une ironie de l'histoire, c'est le monarque restauré
Louis-Philippe qui s'allie aux anciens révolutionnaires,
los
afrancesados jacobinos devenus unitarios et constitutionnalistes,
et il impose un blocus au port de Buenos Aires pour la sauvegarde de ses
intérêts commerciaux. Ceci rend l'inspiration française
de certains intellectuels argentins leur menace principale. Dans ce contexte,
le temps de l'Ecole de Paris au Rio de la Plata et celui de la carrière
d'aliéniste d'Alcorta sont terminés.
CONCLUSION
Trois
reproches sont adressés à Alcorta par sa postérité.
Son manque d'originalité, le manque d'une suite à sa thèse,
et le fait d'avoir survécu à Rosas. Ces trois reproches nous
semblent injustes. Alcorta est un homme prudent qui sait que les idées
peuvent faire perdre la tête et il fait preuve dans sa thèse
d'une grande modération et éclectisme. Il continue, malgré
la Restauration, à soutenir ses idées dans la chaire d'Idéologie,
dont nous sont parvenues quelques leçons (3). Il continue à
exercer la médecine en ville, mais désormais c'est son camarade
de promotion Martín García qui s'occupe du Cuadro de dementes.
Sa
thèse reste un document indépassable pour celui qui veut
comprendre de quelle manière les Lumières, et plus particulièrement
les idées des Lumières sur la folie ont commencé à
faire leur chemin en Argentine. Ce sont les débuts d'une longue
histoire de liens franco-argentins dans ce domaine. L'originalité
de sa thèse est de nous léguer un travail dans lequel on
peut lire encore la vitalité et la turbulence des débats
de son temps autour de la folie, la réceptivité précoce
dans le Río de la Plata des idées en provenance de
l'Ecole de Paris ainsi qu'une grande liberté dans leur utilisation,
faits qui caractérisent encore aujourd'hui la pensée argentine
dans ce domaine. Last but not least, il laisse une trace vivante,
un portrait en négatif où nous pouvons saisir l'originalité
de la manie de Pinel, de la même manière que la longue nuit
de vingt-cinq ans de Restauration - une telle force de la négativité
qui aurait même laissé Hegel confus (28)- a creusé
en négatif les contours de l'Argentine rêvée par les
afrancesados
jacobinos. A sa fin en 1853, la toute nouvelle nation peut accueillir
à nouveau les idées en provenance de la France et la réforme
de l'assistance aux aliénés peut commencer.
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15) INGENIEROS, José, La locura
en Argentina , 1ra edición, Buenos Aires, Buenos Aires, Cooperativa
Editorial Limitada, 1920.
16) JOUANNA, Jacques, Hippocrate,
Paris, Fayard, 1992.
17) LA ABEJA ARGENTINA, Origen
y Estado de la Medicina en Buenos Aires, 15 de abril de 1822.
18) LANTERI-LAURA, Georges, La chronicité
en psychiatrie, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo,
Le Plessis-Robinson, 1997.
19) LANTERI-LAURA, Georges, Psychiatrie
et connaissance, Paris, Sciences en situation, 1991.
20) LANTERI-LAURA Georges, Essai
sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Editions du Temps,
1998.
21) PIGEAUD, Jackie, Aux portes de
la psychiatrie. Pinel, l'Ancien et le Moderne, Paris, Aubier, 2001.
22) PIGEAUD, Jackie, La réflexion
de Celse sur la folie, Psychiatrie française, Vol XIII, N°
3, décembre 2001.
23) SAER, José, Les nuages,
Paris, Seuil, 1999.
24) SARMIENTO, Domingo F., Facundo.
Civilización y barbarie (1845), Madrid, Alianza Editorial, 1988.
25) STAGNARO, Juan Carlos, Diego Alcorta
y la manía aguda : preliminares de la psiquiatría argentina,
Revista
argentina de psiquiatría Vértex, Vol I, N° 1, Agosto
1990, pp. 57-63.
26) WEINER, Dora, Comprendre et soigner,
Philippe Pinel (1745-1826). La médecine de l'esprit, Paris,
Fayard, 1999.
27) ZIZEK, Slavoj, Le plus sublime
des hystériques. Hegel passe, Paris, Points Hors Ligne, 1988.
28) ZIZEK, Slavoj, Tarrying withe
the negative. Kant, Hegel and the Critique of ideology, Duke University
Press, Durham, 1993.
NOTES
1) La manie dont on parle
ici n'a rien à voir avec son pendant contemporain. Chez Pinel elle
garde son sens antique de "folie" en général.
2) L'impact politique des idées
des Idéologues (14) se révèle dans l'échange
de correspondance que Destutt de Tracy a entretenue avec Bernardino Rivadavia
(8) premier président en 1826 de la désormais République
Argentine. Par ailleurs, il faut noter que Condillac, Destutt de Tracy,
Cabanis et Pinel sont idéologues dans le même sens que Barthes,
Foucault, Althusser ou Lacan sont structuralistes. Des profondes divisions
et luttes internes les séparent derrière la dénomination
commune et nous remarquons qu'Alcorta a ses préférences pour
les adversaires de Pinel.
3) Fils de Francisco Argerich,
d'origine catalane, installé dans le Vice-royaume du Río
de la Plata depuis 1755 et qui participe en tant que médecin
militaire à l'écrasement de la révolte de Tupac Amaru
II en 1871 (LITVACHKES Roberto, Historia del Hospital Argerich,
1904-2004, Editorial Turísticas, 2005).
4) Crée par une loi de la
Convention le 14 Frimaire de l'an III (4 décembre 1794) (1).
5) Institution crée en 1778
par le Vice-roy Juan José de Vértiz, qui nomme à sa
tête le médecin irlandais M. Gorman, pour réguler l'état
de la médecine au Río de la Plata. C'est le même Vértiz
qui un an auparavant décrète le renfermement des mendiants
et indigents de la voie publique, parmi lesquels, ici comme ailleurs, beaucoup
de malades mentaux (15).
6) Attribué à Cosme
Francisco Argerich (né à Barcelone en 1784, décédé
en 1842 à Montevidéo), fils de Cosme Mariano, camarade de
Diego Alcorta et titulaire de la chaire de "Nosographie" en 1822.
7) Composée de trois médecins,
le préfet de médecine Juan Antonio Fernández, le médecin
de la police Pedro Rojas, le médecin du monastère Matías
Rivero et le gouverneur de l'Evêché.
8) Les gestes crocydismos
et
carphologie qui accompagnent le délire avec fièvre
aiguë sont signes annonciateurs de la mort (22).
9) Médecine faite de prudence,
de méfiance envers la polypharmacie et les "médications héroïques",
et en même temps faite d'optimisme dans les ressources de la Nature
(21).
10) Jackie Pigeaud (21) rapporte
la surprise de Galien lorsqu'il retrouve accidentellement dans les Epidémies
d'Hippocrate le verbe eksemanè (verbe qui désigne
par son radical même la mania) associé à celui
de phrénitis; deux mots qui ne devraient jamais se retrouver
ensemble. De même, il est possible de lire dans la plume de Pinel
dans la 4ème édition de la Nosographie philosophique
l'utilisation presque accidentelle de "manie aigue" pour désigner
la première période de la manie. Ceci ne fait que renforcer
par contraste sa volonté d'exclure cette expression dans ses ouvrages
doctrinaires sur le sujet, car dans la 2ème édition du Traité,
écrite après la 4ème édition de la Nosographie,
il n'y a pas de trace de la manie aiguë. Nous disons que c'est une
manie
aiguë accidentelle...
11) Le vieux Pinel fait les frais
de cette association lorsqu'en 1822 il est exclu de la faculté de
médecine par la Restauration.
12) "Les anciens et presque
tous les modernes ont classé la manie parmi les maladies chroniques;
sa durée est très variable : on a vu des accès ne
durer que vingt-quatre heures; mais alors on doit craindre un accès
plus ou moins prochain [...] Quelquefois la manie dure pendant plusieurs
jours; le plus souvent elle persiste pendant plusieurs mois, pendant un
an; pendant plusieurs années. La manie est, comme toutes les autres
maladies aiguës, intermittente ou rémittente. La manie aiguë
est continue; nous venons de voir sa marche. La manie rémittente
ne diffère de la continue que parce que le désordre des idées
et des actions offre des rémissions très marquées,
dont la durée est très variable". Ce paragraphe du texte
d'Esquirol De la Manie de 1816 suffit à montrer l'hésitation,
la complexité et les glissements sémantiques à venir
dans la paire terminologie aiguë/chronique en tant qu'indicateurs
d'évolution.
13) La "médecine physiologique"
de F. Broussais a inspiré les programmes d'étude de la première
faculté de médecine en Grande Colombie en 1827 (MIRANDA CANAL,
Néstor, La medicina en Colombia, De la influencia francesa a la
norteamericana, Revista Credencial Historia, 29 Mayo de 1992)
14) Même Scipion Pinel est
alors un adepte de Broussais.
15) La particularité des
applications des sangsues n'est pas non plus une originalité d'Alcorta:
l'anus et le vagin son aussi recommandés par Esquirol.
16) Qu'il distingue de celle qu'impose
à la même époque un blocus au port de Buenos Aires,
"la France réelle" selon Sarmiento (24).