DIEGO ALCORTA : DISSERTATION SUR LA MANIE... AIGUË?
Eduardo T. Mahieu
eduardo.mahieu@free.fr
Article publié dans les Actes du 6ème Congrès EAHP, Paris, Septembre, 2005; sous presse.


Dr Diego Alcorta

INTRODUCTION 

"Dissertation sur la manie aiguë", tel est le titre de la première thèse de médecine sur un sujet psychiatrique dans le Río de la Plata présentée en 1827, par le jeune Diego Alcorta (1801-1842). Cette thèse occupe une place importante dans tous les ouvrages traitant des débuts de la psychiatrie en Argentine (12, 14, 15) . Elle fait l'objet de travaux de Juan Carlos Stagnaro (25) et Norberto Conti (8), que nous utilisons largement. Mais c'est un texte qui supporte bien la discipline du commentaire, et celui que nous proposons ici cherche à porter son attention sur un détail : l'association dans le titre de la thèse du grec mania (note 1) et du latin aigu. Car la thèse d'Alcorta est associée de bon droit au nom de Philippe Pinel (1745-1826), mais que ce dernier n'a jamais parlé d'une telle variété de la manie. Et explorer cette question nous ouvre sur une perspective plutôt insolite qui renverse les liens faits habituellement entre Alcorta et Pinel. La particularité du titre laisse transparaître dans ce surgissement de Pinel en terre américaine quelque chose de l'image que Alejo Carpentier forge dans Le Siècle des Lumières sur l'arrivée de la révolution aux colonies : "...avec la liberté arrivait la guillotine"(7). Avec la thèse d'Alcorta, la manie de Pinel arrive en Argentine déjà guillotinée.

Alcorta rend hommage au "mythe du philanthrope libérateur", mais on ne peut pas manquer d'être frappés par le ton désinvolte avec lequel il critique les idées principales de Pinel. Mise à part la citation contingente de Greding et Perfect, seul Pinel mérite une citation digne de ce nom, probablement en raison de son rapport avec les Idéologues alors très influents en Argentine (note 2). La thèse présente cette curiosité de masquer ses références principales derrière un anonyme "tous les auteurs..." avec lequel Alcorta se livre à une critique en règle de Pinel. Bref, les auteurs qui comptent dans son texte ne sont pas nommément cités. Alcorta s'appuie sur des notions critiques que ces auteurs de l'Ecole de médecine de Paris ont adressé à Pinel (1), et qui ont le destin liés aux moments politiques introduits par la Révolution française et les réactions qu'elle a suscité, en France et au Río de la Plata (13). Alcorta indique qu'il veut donner dans sa thèse

"l'état actuel de la connaissance médicale sur ce point important de la pathologie",
ce qui implique tenir compte de ses changements. Mais il fait plus que cela : il prend position. Ainsi, suivre la perspective ouverte par la particularité du titre "manie aiguë", nous conduit à découvrir que les 14 folios de la thèse constituent un dur argumentaire anti-pinélien, auteur deux fois mort en 1827.

1813-1827 : L'ECOLE DE PARIS AU RIO DE LA PLATA

Alcorta n'est pas le premier à évoquer les idées de Pinel au Río de la Plata. Celles-ci arrivent accompagnant les Lumières en Amérique, car le nom de Pinel est indissociable de la Révolution et son rayonnement. Sa nomination à Bicêtre en 1793 en pleine Terreur, ou bien son Mémoire sur la manie de 1794, ou enfin le Traité de l'Aliénation Mentale ou la Manie de l'An IX, ces événements sont portés et portent l'esprit universel de ce radical bouleversement des rapports sociaux. L'hommage que lui rend Hegel est bien connu : Pinel est le représentant des Lumières dans le domaine de la folie. Ainsi, ses liens avec le Río de la Plata sont tissés par l'histoire de la Révolution Française et ses variations sud-américaines. Mais, même si les révolutions française et argentine se suivent, elles ne se ressemblent pas. Les temps et contretemps de la Révolution en Amérique relèvent parfois des rencontres heureuses et parfois du malentendu baroque. Un peu comme la manie de Pinel et la manie aiguë d'Alcorta.

La Révolution du 25 Mai 1810 est thermidorienne d'emblée. Elle est le fait de quelques "voisins qui comptent" à Buenos Aires, contrariés par les conséquences néfastes des entraves au libre commerce dues aux guerres napoléoniennes. A différence des événements parisiens, le peuple reste indifférent à cette révolution de l'opinion éclairée. Profitant de la présence de Napoléon en Espagne, ces notables prennent des distances vis-à-vis de la métropole. Un groupe conservateur souhaite attendre l'issue de l'aventure ibérique napoléonienne pour se déterminer. Mais une partie modérément révolutionnaire, los afrancesados jacobinos, groupée en loges maçonniques dont le siège central est à Londres, essaye de faire advenir en Amérique quelques unes des lumières de la Révolution. Ils y parviennent à l'occasion de l'Assemblée constituante de l'An XIII, qui introduit le bonnet phrygien dans les symboles des Provinces Unies du Río de la Plata, ainsi que d'autres idées de liberté, égalité et fraternité. Avec ce tournant des événements, un espace s'ouvre pour l'œuvre de Pinel.

La guerre déclenchée entre révolutionnaires et réaction royaliste entraîne la nécessité urgente de former des médecins pour les campagnes militaires. L'Assemblée demande au Docteur Cosme Mariano Argerich (note 3) (1758-1820) de créer l'Institut Médical Militaire, qui dans l'article 7 de son réglementent de 1818 statue que l'enseignement doit se régler sur les idées de la célèbre Ecole de médecine de Paris (note 4), en remplacement des enseignements considérés réactionnaires de l'école écossaise (William Cullen) et quelques auteurs espagnols qui forment l'essentiel des orientations du Protomedicato (note 5)

A la mort de Cosme Mariano Argerich en 1820, dans l'inventaire de sa bibliothèque figurent répertoriés en langue française deux ouvrages : "Medicina clínica" et "De la locura"(sic) (4). C'est autant le Professeur Pinel, célèbre interniste et nosographiste de l'Ecole de Paris que l'aliéniste philanthrope qui inspirent son enseignement. Dans un article publié en 1822 par la revue La Abeja Argentina "Origines et état actuel de la médecine à Buenos Aires" (note 6) est prononcé un véritable manifeste pour la future Ecole de médecine du Río de la Plata

"Les idées de Magendie, de Bichat, Richerand, Alibert, de Pinel, Ténard, Orfila, etc. sont la base de nos cours et de nos leçons quotidiennes" (17).
Le programme de cette école naissante nous rappelle qu'en ce début du 19ème siècle, l'étude de l'aliénation est l'affaire de l'interniste aussi bien que la fièvre, et que le psychiatre ne se différencie pas de l'interniste. Avec l'essor de l'Ecole de Paris, certaines notions de Pinel circulent aisément. Ainsi en 1822, en pleine réforme ecclésiastique, une expertise médicale fait beaucoup de bruit : le cas de la religieuse folle Vicenta Alvarez. La commission d'experts (note 7) nommée par les législateurs demande la sortie de la nonne du Monastère des Catalinas, car l'enfermement et les mauvais traitements qu'elle y reçoit ne sont pas de nature à guérir sa "manie périodique avec délire". Ils concluent :
"A une époque à laquelle [...] les maladies de l'esprit ont été étudiées philosophiquement [...] le seul traitement capable de guérir la malade [...] est le traitement moral" (15). 
Associées à l'essor modernisateur, les notions pinéliennes se prêtent à leur usage comme une arme politique.

En 1822, la toute nouvelle faculté de médecine de l'Université de Buenos Aires remplace l'Institut Médical Militaire, héritant de son inspiration parisienne. Diego Alcorta est un des premiers promus. Il fait sa pratique à l'Hospital General de Hombres de Buenos Aires, doté d'une "section de fous" (cuadro de dementes) dont la description qui nous est parvenu (5) fait pâlir celle que Pinel donne en 1794 du Bicêtre de l'Ancien Régime. Après avoir soutenu sa thèse en 1827, il succède à Juan Manuel Fernández Agüero (Santander 1772-Buenos Aires 1840) dans la chaire d'Idéologie où il continue son travail intellectuel de diffusion des théories des Idéologues Condillac, Destutt de Tracy et, surtout, le médecin Pierre Cabanis (1757-1808). Comme lui, Alcorta tente une carrière politique, aidé de tout son prestige d'idéologue, mais il se trouve au seuil d'une longue et sanglante période historique de guerres civiles qui renversera le préséance des idées françaises.


Hospital General de Hombres

UN OXYMORON : LA MANIE AIGUE DE 1827

Arrêtons nous sur le titre de la thèse qui lui vaut son titre de docteur, car il signale déjà la rupture avec Pinel. De quelle rupture s'agit-il ici? Comme l'a si bien noté Georges Lantéri-Laura (18), Pinel n'utilise pratiquement pas de manière systématique les termes aigu ou chronique dans ses écrits sur l'aliénation mentale. A sa place nous retrouvons les bons vieux termes de continu, périodique ou intermittent pour décrire la marche de la manie. Ce n'est pas qu'il les ignore, car c'est lui qui écrit dans le Dictionnaire des sciences médicales de Panckoucke en 1812 et 1813 les articles correspondant à ces deux termes (9). Cette lecture montre aisément que pour Pinel manie et aigu sont radicalement hétérogènes. Et cela en vertu d'une tradition qui remonte jusqu'à Hippocrate. Pinel est un des derniers à lire Hippocrate et les Anciens comme s'ils étaient contemporains, et depuis l'antiquité phrénitis et mania sont deux formes absolument non homogènes. Phrénitis désigne délire avec fièvre aiguë, et pour Hippocrate aigu, oxeon, aigre, est porteur d'un pronostic : ce qui tourne vinaigre, ce qui devient mortel (note 8) (16). Pinel respecte cette distinction deux fois millénaire et il range la phrénitis dans la classe des Phlegmasies, autrement dit parmi les maladies aiguës et inflammatoires. Il répète ainsi Hippocrate dans un geste fondateur qui lui permettra de donner unité et universalité à la notion de manie en tant qu'aliénation mentale par excellence, comme nous le verrons plus loin.

Il a été discuté l'étendue et la signification à donner au terme "philosophique" dans la pensée de Pinel. Pour Dora Weiner (26), cela veut dire : hippocratisme. Jackie Pigeaud (21) va même jusqu'à comparer la Médecine clinique de Pinel aux Epidémies du Corpus, et la Salpêtrière à Thasos. L'attachement de Pinel à la tradition hippocratique est confirmé par son adhésion inconditionnelle à la médecine expectante(note 9), médecine d'observation confiante dans la vis medicatrix naturae, et qui constitue un des piliers sur lequel s'appuie solidement sa thérapeutique ainsi que sa certitude dans la possibilité de guérison de la manie. C'est une construction délicate qui incorpore le savoir de l'antiquité aux conditions d'observation de la folie crées par la modernité, l'asile, ainsi que l'annexion des doctrines philosophiques de la passion à la médecine, et qui mérite bien le qualificatif de médico-philosophique (21). Cet hippocratisme est combattu avec violence par les médecins modernes post-pinéliens (1) qui le rejettent dans l'histoire. L'originalité de la notion de manie introduite par Pinel est désarticulée par des approches de moins en moins philosophiques et de plus en plus médicales, mouvement auquel participe Diego Alcorta en compagnie de ses contemporains français.


Dr Pinel

LA REVOLUTION DE LA MANIE : GENRE ET ESPECE

Contrairement à ce que laisse entendre Alcorta, manie et aigu sont incompatibles pour Pinel. Le statut problématique de la manie chez Pinel a été signalé très tôt par Leuret, Ferrus ou Guilland, et parfois par les propres hésitations de Pinel (note 10) (21). Pigeaud remarque que coexistent chez Pinel deux concepts de manie. L'un, assez classique : une espèce à côté de la mélancolie, la démence et l'idiotisme. L'autre, né du moment utopique de la Révolution et de la première édition du Traité, constitue une nouveauté : la manie est à la fois l'espèce et le genre. Cela correspond à la structure de la surdétermination que ne renierait pas Louis Althusser : un particulier paradoxal qui fait partie de la structure, mais qui structure du même coup la totalité (27) ; la partie qui occupe la place de l'universel et surdétermine les autres parties. Comme dans le Capital : dans la série production, distribution, échange et consommation, c'est la production qui surdétermine les autres. Et on ne peut pas modifier ce statut paradoxal sans désarticuler la totalité. Chez Pinel, tout ce qui peut être dit de la manie fonctionne dans les autres espèces. C'est avec d'autres termes, ce qu'affirme Georges Lantéri-Laura (19, 20) : l'unité de l'aliénation mentale ou la manie en tant qu'entité, avec le traitement correspondant, le traitement moral. Et cette nouveauté s'annonce dans les termes du Zeitgeist comme un projet d'avenir illimité et à vocation universaliste. Mais ce particulier universel se fonde sur l'exclusion d'un reste : le delirium acutum, la phrénitis ou phrénésie qui dans la Nosographie philosophique est classé en dehors des Vésanies, et définie comme étant de nature organique cérébrale, une phlegmasie séreuse, par essence hétérogène à la manie.

PINEL, ESQUIROL ET ALCORTA

Lorsque Alcorta se propose de prêter 

"une attention particulière [...] sur la variété aiguë",
il fait éclater la notion pinélienne dans ses principes. Les Anciens sont rejetés dans l'histoire, sinon tout simplement ignorés. Alcorta n'est pas l'inventeur de ce qui peut apparaître comme un oxymoron pour la pensée pinélienne : il suit Jean-Etienne-Dominique Esquirol (1772-1840), aliéniste qu'il préfère à Pinel. Pour Dora Weiner (26), Esquirol est plus qu'un élève de Pinel, il est aussi un rival qui sort vainqueur de ce qu'elle appelle "la joute du vocabulaire". Ils sont opposés aussi par des traditions politiques différentes : alors que Pinel reste associé à l'utopie de la révolution, Esquirol est monarchiste. Avec les changements politiques post-révolutionnaires en France, Pinel est progressivement relégué (note 11) alors qu'Esquirol devient le centre de l'organisation nationale du monde asilaire avec la Restauration (11). A partir de 1817, Esquirol est au zénith en ce qui concerne la folie et il supplante de plus en plus son vocabulaire à celui de Pinel (26). Esquirol ne s'embarrasse pas de finesses hippocratiques démodées et l'heure n'est plus à la vocation universaliste de guérir la manie en tant que problème de l'homme, mais d'administrer une folie qui est devenue un problème national.

La simplicité avec laquelle Alcorta définit les trois périodes de la marche de la manie, doit beaucoup plus à l'article d'Esquirol de 1816 Sur la folie, qu'aux méandres de la deuxième édition du Traité de l'Aliénation mentale, ouvrage dont il traduit et reproduit certains paragraphes (10). L'affirmation d'Alcorta que la manie

"a trois périodes différents et peut affecter la marche aiguë ou chronique",
suit celle d'Esquirol de 1816, pour qui la folie (et non plus la manie) a 
"une marche régulière [...], trois périodes bien marquées ; une première période aiguë avec symptômes concomitants, une seconde période chronique presque toujours exempte de symptômes étrangers au délire; enfin la troisième période est celle du déclin et de la curation".
Esquirol non seulement supplante le terme d'aliénation mentale soigneusement choisi par Pinel, mais il affuble la première période de la dénomination d'aiguë, d'où Alcorta tient certainement son titre.

Là où Pinel insiste pour ne voir qu'une simple analogie, "les apparences d'une maladie aiguë", Esquirol, puis Alcorta établissent une sorte d'identité : la manie peut être aiguë. D'ailleurs, Esquirol parle de la folie "comme dans toutes les autres maladies aiguës". La notion d'aigu ainsi importée dans le champ de la manie impliquera progressivement une médicalisation croissante de la folie, et le couple aigu/chronique, changeant complètement leur champ sémantique, ne fait que s'imposer inexorablement tout au long du XIX siècle jusqu'à nous jours (note 12). La puissante influence d'Esquirol sur Alcorta transparaît aussi de manière évidente dans la partie consacrée aux causes de la manie aiguë : il paraphrase mot par mot le titre de la thèse d'Esquriol de 1805 : 

"les passions comme causes, symptômes et moyens curatifs de la manie".
L'influence d'Esquirol dans le travail d'Alcorta répond autant à ses choix doctrinaires qu'à un certain moment politique : en 1827 le déclin du prestige de Pinel à L'Ecole de Paris accompagne celui de la Révolution, et Esquirol n'est pas le seul à prendre de la distance avec Pinel.


Dr Esquirol

FRANCOIS BROUSSAIS ET LA MEDECINE EXPECTANTE

La manie aiguë de la thèse d'Alcorta non seulement fait voler en éclats la difficile unité du Traité; c'est aussi la Nosographie philosophique qui est battue en brèche. En 1827, la Nosographie philosophique n'est plus à la mode. François Broussais (1772-1838), auteur qui après avoir conquis l'Ecole de Paris, étend son influence en terres américaines (note 13), est un des plus farouches détracteurs de la Nosographie de Pinel et de sa théorie des fièvres:

" A cause de Broussais, la Nosographie de Pinel avait, en l'espace de dix ans, veilli d'un siècle"
dit-on quelques années après dans le Dictionnaire de Dechambre (1). Il est l'interniste chez qui Alcorta recueille les théories pathologiques qui lui permettent d'approfondir ses différences avec Pinel. La présence insolente de Broussais dans la thèse se fait sentir en détriment de Pinel lorsque Alcorta écrit: 
"Dans la manie, tous les auteurs abordent comme symptômes prodromiques les symptômes de la gastro-entérite",
juste avant de retranscrire sa traduction d'un paragraphe complet du Traité de l'aliénation mentale de 1809. Cette association résonne comme une hérésie : la "gastro-entérite" est l'entité décrite par Broussais, qui nie l'existence des maladies spécifiques. Le monisme de la "gastro-entérite" est pour le breton la seule affection qui mérite d'être traitée, la maladie universelle (1) qui jette aux oubliettes toute la complexité historique du rôle de la "métaphore épigastique" (21) dans la manie.

L'adhésion d'Alcorta aux idées du médecin militaire, alors très populaire parmi les jeunes étudiants parisiens (note 14), est plus globale. Elle se montre lorsqu'il aborde les aspects thérapeutiques, utilisant un ton hostile pour se référer à un des piliers de l'art médical de Pinel : 

"tout indique que le médecin ne doit pas être le spectateur froid des désordres qu'il observe et que la médecine expectante ne doit pas avoir lieu à cette période".
Il n'y a pas de détracteur plus féroce de la vis medicatrix naturae que Broussais, partisan d'une thérapie douée d'un tel fighting spirit qu'on dit de lui qu'il a fait couler plus de sang que Napoléon. Opinion illustrée par les importations de sangsues en France, qui vers 1827 sont multipliées de manière inouïe (1). Alcorta dans sa thèse fait siens les principaux arguments thérapeutiques de Broussais, opposés point par point à ceux que Pinel introduit pour la manie: isolement, obscurité, régime, saignées généralisées, et sangsues (note 15). Remarquons qu'il lui est bien plus facile d'appliquer ce programme, déjà en place au Cuadro de dementes à l'Hôpital général d'hommes (15), que de suivre la sophistication que Pinel propose pour le traitement moral de la manie.

AUTOPSIES : GREDING ET CABANIS

C'est aussi sur une autre question d'importance qu'Alcorta se montre très critique de Pinel : l'ouverture de corps. D'abord, il fait l'éloge de Greding en son détriment : 

"Combien Pinel n'aurait-il pas fait avancer ce point de la pathologie s'il aurait pratiqué l'anatomie-pathologique!",
s'exclame Alcorta en écho aux reproches que Pierre Cabanis adresse sur ce point à son ami aliéniste dans ses Rapports du physique et du moral
"Peut-être ses différentes espèces ne seraient que différentes variations d'une même affection".
Ce paragraphe, qui aurait sans doute irrité Pinel, semble faire référence à l'irritation de Broussais, maladie universelle avec laquelle celui-ci réduit l'origine de bien de maladies, aliénation mentale comprise. Ce qui semble négligé ici est le fait que le choix de Pinel est axiomatique et argumenté. D'un côté, la manie de Pinel est par essence guérissable, et il se propose encore dans la 2ème édition du Traité de lutter contre un des "préjugés les plus funestes de l'humanité", celui d'une lésion anatomique dans le cerveau, cause pour lui de l'idée d'un mal incurable. Et d'un autre côté, il préconise dans la Nosographie philosophique une 
"étroite union, dépendance réciproque entre la philosophie moral et la médecine [...]. Se rendre autant familier avec les écrits d'Epictète, de Platon, de Sénèque, de Plutarque, qu'avec les résultats lumineux de l'observation d'Hippocrate, Arétée, Sydenham".
Ni la question du siège, ni celle de la causalité ne sont pas essentielles pour Pinel. Comme le signale J. Pigeaud, ce qui l'intéresse tient à "l'évolution de la maladie considérée comme une entité, telle qu'elle peut apparaître dans l'histoire particulière des malades" (21). Sur ce terrain, Pinel a été vite abandonné par Esquirol qui pratique régulièrement l'ouverture des corps (11, 26). Plus tard, c'est l'ensemble de l'Ecole de Paris qui est gagnée par la méthode anatomo-pathologique que préconise Alcorta dans sa thèse suivant les opposants de Pinel, internistes et aliénistes confondus. La Nosographie, le Traité et la Médecine clinique sont ainsi rejetés par Alcorta.

La manie de Pinel est prise en tenaille et l'ensemble de son édifice est dépecé. D'un côté, la médicalisation croissante de la folie poussée par une obsession de la localisation cérébrale et d'un activisme thérapeutique agressif, balaye ses idées thérapeutiques révolutionnaires empreintes d'humanitas et de prudence. D'un autre côté, les idées de gouvernance administrative du peuple des aliénés, "la réinscription de la perspective thérapeutique au cœur du pouvoir gestionnaire" selon l'expression de G. Swain et M. Gauchet (11), que Esquirol et d'autres ont contribué à forger, déplacent le dialogue personnel avec l'insensé tant loué par Hegel. Alcorta se situe au seuil de cette véritable contre-révolution, mais sa thèse ne constituera pas le document princeps d'un mouvement aliéniste en Argentine à cause d'une autre contre-révolution : la Restauration de Rosas.

ALCORTA ET LA RESTAURATION

On peut imaginer qu'Alcorta est promis à devenir l'Esquirol du Río de la Plata, tel le Dr. Real, personnage du roman de Juan José Saer sur la fondation de la première "Maison de santé privée" en Amérique du sud (23). Il tente comme P. Cabanis une brève carrière politique et rédige une constitution, mais la Restauration change complètement la situation.

S'installe en Argentine la Terreur. Les masses populaires, les laissés pour compte de la Révolution de Mai, deviennent les nouveaux sujets d'un Maître Ancien, Rosas le Restaurateur de l'Ordre, et ils vont s'interposer aux idées inspirées de la Révolution française au nom de la Sainte Fédération. Domingo F. Sarmiento (1811-1888) y voit une guerre contre une France idéale (note 16). Dans un élan de privatisation précoce, Rosas fait cesser tous les crédits publics pour les hôpitaux, écoles et universités, laissant ces institutions à la charité privée. 

"Les fous sont jetés à la rue et les voisins se chargent d'enfermer dans leur maisons ces malheureux dangereux"
dit Sarmiento (24). Seuls "le Dr Alcorta et autres jeunes donnent des cours gratuits à l'université" (24) pour éviter sa fermeture, se lamente Sarmiento. Par une ironie de l'histoire, c'est le monarque restauré Louis-Philippe qui s'allie aux anciens révolutionnaires, los afrancesados jacobinos devenus unitarios et constitutionnalistes, et il impose un blocus au port de Buenos Aires pour la sauvegarde de ses intérêts commerciaux. Ceci rend l'inspiration française de certains intellectuels argentins leur menace principale. Dans ce contexte, le temps de l'Ecole de Paris au Rio de la Plata et celui de la carrière d'aliéniste d'Alcorta sont terminés. 

CONCLUSION

Trois reproches sont adressés à Alcorta par sa postérité. Son manque d'originalité, le manque d'une suite à sa thèse, et le fait d'avoir survécu à Rosas. Ces trois reproches nous semblent injustes. Alcorta est un homme prudent qui sait que les idées peuvent faire perdre la tête et il fait preuve dans sa thèse d'une grande modération et éclectisme. Il continue, malgré la Restauration, à soutenir ses idées dans la chaire d'Idéologie, dont nous sont parvenues quelques leçons (3). Il continue à exercer la médecine en ville, mais désormais c'est son camarade de promotion Martín García qui s'occupe du Cuadro de dementes.

Sa thèse reste un document indépassable pour celui qui veut comprendre de quelle manière les Lumières, et plus particulièrement les idées des Lumières sur la folie ont commencé à faire leur chemin en Argentine. Ce sont les débuts d'une longue histoire de liens franco-argentins dans ce domaine. L'originalité de sa thèse est de nous léguer un travail dans lequel on peut lire encore la vitalité et la turbulence des débats de son temps autour de la folie, la réceptivité précoce dans le Río de la Plata des idées en provenance de l'Ecole de Paris ainsi qu'une grande liberté dans leur utilisation, faits qui caractérisent encore aujourd'hui la pensée argentine dans ce domaine. Last but not least, il laisse une trace vivante, un portrait en négatif où nous pouvons saisir l'originalité de la manie de Pinel, de la même manière que la longue nuit de vingt-cinq ans de Restauration - une telle force de la négativité qui aurait même laissé Hegel confus (28)- a creusé en négatif les contours de l'Argentine rêvée par les afrancesados jacobinos. A sa fin en 1853, la toute nouvelle nation peut accueillir à nouveau les idées en provenance de la France et la réforme de l'assistance aux aliénés peut commencer.

BIBLIOGRAPHIE

1) ACKERKNECHT, Erwin, La médecine hospitalière à Paris, Paris, Payot, 1986.

2) ALCORTA, Diego, Disertación sobre la manía aguda (1827), Revista argentina de psiquiatría Vértex, Vol I, N° 1, Agosto 1990, pp. 60-63.

3) ALCORTA, Diego, Lecciones de filosofía, Buenos Aires, Fondo nacional de las artes, 2001.

4) AGUERO, Abel; La introducción de las ideas de Pinel en la Argentina, Todo es Historia, N°246, Diciembre de 1987, pp. 76-96.

5) BALBO, Eduardo, Introduction, Dissertation on acute mania by Diego Alcorta, History of psychiatry, II (1991), pp. 207-217.

6) BUZZI, Alfredo, PERGOLA, Federico, Diego Alcorta (1801-1842) Médico, Psiquiatra y Filósofo, in Clásicos Argentinos de Medicina y Cirugía, Buenos Aires, López Ediciones, 1993.

7) CARPENTIER, Alejo, Le Siècle des lumières, Folio, Paris, Gallimard, 1997.

8) CONTI, Norberto, Juan Manuel Fernández de Agüero y Diego Alcorta : Ideología y locura en el Río de la Plata, Temas de Historia de la psiquiatría argentina, N° 2, 1997, pp. 3-47.

9) DICTIONNAIRE DES SCIENCES MÉDICALES, Charles-Louis Panckoucke, Paris, 1812-1822.

10) GARRABE, Jean; WEINER, Dora, Prologue, in PINEL, Philippe, Traité médico-philosophique sur l'aliéntation mentale, 2ème édition, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, 2005.

11) GAUCHET, Marcel; SWAIN, Gladys, La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique, NRF, Gallimard, 1980.

12) GUERRINO, Antonio, La psiquiatría argentina, Buenos Aires, Editores Cuatro, 1982.

13) HOBSBAWM, Eric, L'ère des révolutions (1969), Pluriel, Paris, Hachette, 2002.

14) INGENIEROS, José, La evolución de las ideas argentinas, Libro I, La revolución, (1918), Buenos Aires, Editorial Problemas, 1946.

15) INGENIEROS, José, La locura en Argentina , 1ra edición, Buenos Aires, Buenos Aires, Cooperativa Editorial Limitada, 1920.

16) JOUANNA, Jacques, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992.

17) LA ABEJA ARGENTINA, Origen y Estado de la Medicina en Buenos Aires, 15 de abril de 1822.

18) LANTERI-LAURA, Georges, La chronicité en psychiatrie, Les Empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1997. 

19) LANTERI-LAURA, Georges, Psychiatrie et connaissance, Paris, Sciences en situation, 1991.

20) LANTERI-LAURA Georges, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Editions du Temps, 1998.

21) PIGEAUD, Jackie, Aux portes de la psychiatrie. Pinel, l'Ancien et le Moderne, Paris, Aubier, 2001.

22) PIGEAUD, Jackie, La réflexion de Celse sur la folie, Psychiatrie française, Vol XIII, N° 3, décembre 2001.

23) SAER, José, Les nuages, Paris, Seuil, 1999.

24) SARMIENTO, Domingo F., Facundo. Civilización y barbarie (1845), Madrid, Alianza Editorial, 1988.

25) STAGNARO, Juan Carlos, Diego Alcorta y la manía aguda : preliminares de la psiquiatría argentina, Revista argentina de psiquiatría Vértex, Vol I, N° 1, Agosto 1990, pp. 57-63.

26) WEINER, Dora, Comprendre et soigner, Philippe Pinel (1745-1826). La médecine de l'esprit, Paris, Fayard, 1999.

27) ZIZEK, Slavoj, Le plus sublime des hystériques. Hegel passe, Paris, Points Hors Ligne, 1988.

28) ZIZEK, Slavoj, Tarrying withe the negative. Kant, Hegel and the Critique of ideology, Duke University Press, Durham, 1993.
 

NOTES

1) La manie dont on parle ici n'a rien à voir avec son pendant contemporain. Chez Pinel elle garde son sens antique de "folie" en général.

2) L'impact politique des idées des Idéologues (14) se révèle dans l'échange de correspondance que Destutt de Tracy a entretenue avec Bernardino Rivadavia (8) premier président en 1826 de la désormais République Argentine. Par ailleurs, il faut noter que Condillac, Destutt de Tracy, Cabanis et Pinel sont idéologues dans le même sens que Barthes, Foucault, Althusser ou Lacan sont structuralistes. Des profondes divisions et luttes internes les séparent derrière la dénomination commune et nous remarquons qu'Alcorta a ses préférences pour les adversaires de Pinel.

3) Fils de Francisco Argerich, d'origine catalane, installé dans le Vice-royaume du Río de la Plata depuis 1755 et qui participe en tant que médecin militaire à l'écrasement de la révolte de Tupac Amaru II en 1871 (LITVACHKES Roberto, Historia del Hospital Argerich, 1904-2004, Editorial Turísticas, 2005).

4) Crée par une loi de la Convention le 14 Frimaire de l'an III (4 décembre 1794) (1).

5) Institution crée en 1778 par le Vice-roy Juan José de Vértiz, qui nomme à sa tête le médecin irlandais M. Gorman, pour réguler l'état de la médecine au Río de la Plata. C'est le même Vértiz qui un an auparavant décrète le renfermement des mendiants et indigents de la voie publique, parmi lesquels, ici comme ailleurs, beaucoup de malades mentaux (15).

6) Attribué à Cosme Francisco Argerich (né à Barcelone en 1784, décédé en 1842 à Montevidéo), fils de Cosme Mariano, camarade de Diego Alcorta et titulaire de la chaire de "Nosographie" en 1822.

7) Composée de trois médecins, le préfet de médecine Juan Antonio Fernández, le médecin de la police Pedro Rojas, le médecin du monastère Matías Rivero et le gouverneur de l'Evêché.

8) Les gestes crocydismos et carphologie qui accompagnent le délire avec fièvre aiguë sont signes annonciateurs de la mort (22).

9) Médecine faite de prudence, de méfiance envers la polypharmacie et les "médications héroïques", et en même temps faite d'optimisme dans les ressources de la Nature (21).

10) Jackie Pigeaud (21) rapporte la surprise de Galien lorsqu'il retrouve accidentellement dans les Epidémies d'Hippocrate le verbe eksemanè (verbe qui désigne par son radical même la mania) associé à celui de phrénitis; deux mots qui ne devraient jamais se retrouver ensemble. De même, il est possible de lire dans la plume de Pinel dans la 4ème édition de la Nosographie philosophique l'utilisation presque accidentelle de "manie aigue" pour désigner la première période de la manie. Ceci ne fait que renforcer par contraste sa volonté d'exclure cette expression dans ses ouvrages doctrinaires sur le sujet, car dans la 2ème édition du Traité, écrite après la 4ème édition de la Nosographie, il n'y a pas de trace de la manie aiguë. Nous disons que c'est une manie aiguë accidentelle...

11) Le vieux Pinel fait les frais de cette association lorsqu'en 1822 il est exclu de la faculté de médecine par la Restauration.

12) "Les anciens et presque tous les modernes ont classé la manie parmi les maladies chroniques; sa durée est très variable : on a vu des accès ne durer que vingt-quatre heures; mais alors on doit craindre un accès plus ou moins prochain [...] Quelquefois la manie dure pendant plusieurs jours; le plus souvent elle persiste pendant plusieurs mois, pendant un an; pendant plusieurs années. La manie est, comme toutes les autres maladies aiguës, intermittente ou rémittente. La manie aiguë est continue; nous venons de voir sa marche. La manie rémittente ne diffère de la continue que parce que le désordre des idées et des actions offre des rémissions très marquées, dont la durée est très variable". Ce paragraphe du texte d'Esquirol De la Manie de 1816 suffit à montrer l'hésitation, la complexité et les glissements sémantiques à venir dans la paire terminologie aiguë/chronique en tant qu'indicateurs d'évolution.

13) La "médecine physiologique" de F. Broussais a inspiré les programmes d'étude de la première faculté de médecine en Grande Colombie en 1827 (MIRANDA CANAL, Néstor, La medicina en Colombia, De la influencia francesa a la norteamericana, Revista Credencial Historia, 29 Mayo de 1992)

14) Même Scipion Pinel est alors un adepte de Broussais.

15) La particularité des applications des sangsues n'est pas non plus une originalité d'Alcorta: l'anus et le vagin son aussi recommandés par Esquirol.

16) Qu'il distingue de celle qu'impose à la même époque un blocus au port de Buenos Aires, "la France réelle" selon Sarmiento (24).