« Viens loin de moi » – Susana ELKIN

« Viens loin de moi »

Susana Elkin

 

Pendant la période du confinement nous avons eu recours aux consultations téléphoniques et aux visioconférences. Cette pratique, qui n’était pas nouvelle mais restait jusque là assez ponctuelle, est devenue du jour au lendemain une proposition systématique pour tous nos patients.

Le téléphone, objet partagé entre le privé et le professionnel, a donc pris une place centrale. Soudain, un même canal permet à la fois de dérouler la logique subjective du patient et recevoir l’appel du plombier pour réparer la fuite d’eau. Les deux appels sont sur le même plan et suscitent un mélange dans les intimités qui, en temps normal, ne se croisent pas. Dans les consultations visuelles, l’arrière plan a un rôle particulier pendant la séance. Se révèle un fond jusque là discret, une situation en miroir où la mise en scène dévoile quelque chose de l’identité intime de chacun, risquant une confusion imaginaire avec nos patients.

A travers le téléphone les corps sont devenus virtuels, pixélisés, dématérialisés. Le seul témoin vivant a été la voix, corps éphémère.

Beaucoup se sont appropriés de cette nouvelle situation et y ont trouvé un bénéfice. Débarrassés de la présence du regard de l’autre, une parole s’est parfois dénouée : – Est-ce que telle pratique sexuelle qu’il n’arrive pas à accomplir intervient dans sa difficulté pour rencontrer des femmes ? Ou bien : – Pourquoi n’avoir pas dit non à une relation incestueuse quand elle avait la possibilité de le dire ? Comment porter cette « jouissance monstrueuse » qui l’a accompagné toute sa vie ?

Certains patients on fait le parallèle avec le divan qui évite d’être sous le regard de l’autre, doublé, dans ce cas, par l’absence du corps. D’autres, peut être les plus isolés, habitant seuls et suffisamment équipés en technologies et savoir informatique, ont pu bénéficier d’une continuité, expérimentant une nouvelle façon de faire du lien ; d’autres encore, par contre, se sont montrés en grande difficulté. Souvent des femmes souffrant d’illéctronisme sont restées davantage isolées, ne sachant se servir de leurs téléphones pour cet usage nouveau. Des mères débordées par leurs enfants et leurs maris, qui ne pouvaient pas s’isoler dans leurs petits appartements, ont coupé le lien en attendant le déconfinement. Une autre encore n’arrivait pas à utiliser son téléphone car soupçonnait son ex-mari de l’avoir hacké.

Il faudra être vigilant de ne pas pérenniser une situation qui favorise l’isolement des patients, déjà confinés en temps normal, et ne pas remplacer la présence des corps par le virtuel. Le monde rêvé des GAFAM[1], entièrement dématérialisé, depuis les rencontres amoureuses jusqu’au moindre achat pour la vie quotidienne, voit son plus grand accomplissement depuis que le virus a fait son apparition dans nos sociétés les plus riches.

Selon Wikipédia, il y a un débat entre ceux qui considèrent le virus comme un être vivant et ceux qui s’y opposent. Certains considèrent que la possibilité du virus d’évoluer en faisant des erreurs lui donnerait le statut d’être vivant. L’être parlant se niche dans un corps vivant, sexué, « virus » qui mute, provoquant des « erreurs », actes manqués et ratages, c’est le corps parlant dont parle Lacan. La psychanalyse a bien souligné cette particularité de la subjectivité, à l’opposé des méthodes qui recherchent le bonheur, excluent le corps sexué et pullulent par Zoom en temps de confinement. Les psychanalystes ont beaucoup à faire pour ne pas céder aux sirènes pixélisées. Il s’agit d’entendre ce corps parlant, ce corps qui, bien qu’immatériel aussi, « a la consistance des passions, des affects, de l’angoisse »[2]. C’est ce corps là qu’entendent les psychanalystes, peu importe les moyens technologiques employés, car c’est le seul qui restitue à chaque sujet sa singularité, son bien le plus précieux.

[1] Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

[2] Laurent, E.  « Le corps parlant : L’inconscient et les marques de nos expériences de jouissances », Lacan Quotidien, numéro 576, 19 avril 2016, lacanquotidien.fr.